Abstention «Je ne vois pas pourquoi je me donnerais la peine de voter»
Déjà faible en 2019, la participation aux européennes pourrait encore chuter le 9 juin. «Libé» donne la parole à des électeurs sûrs de ne pas aller aux urnes, oscillant entre lassitude et désillusion vis-à-vis des politiques.
Moins d’un électeur sur deux dans les isoloirs ? A lire les enquêtes d’opinion à un peu plus d’un mois des européennes, les bureaux de vote risquent d’être clairsemés le 9 juin. Selon le sondage quotidien réalisé par Ifop pour le Figaro, LCI et Sud Radio, seulement 46 % des électeurs ont l’intention d’aller voter. Dans celui qu’Ipsos a réalisé pour le Parisien et Radio France mi-avril, la participation pourrait même tomber à 41 %. Soit 9 points de moins qu’en 2019 (50,1 %). Dominées par les enjeux politiques nationaux et marquées par des votes «sanction», les européennes bénéficient rarement de la même attention que la présidentielle ou les municipales. «L’information ne vient pas, on a l’impression que c’est une élection à distance», souligne Adrien Broche, responsable des études politiques de Viavoice. De la Réunion à Orléans en passant par la Vendée et Montpellier, Libération a rencontré quatre abstentionnistes, de gauche comme de droite, qui témoignent d’un ras-le-bol des responsables politiques et l’impression d’une Europe trop lointaine.
LILIAN, 25 ANS, PRODUCTEUR DE GRAINES ET ABSTENTIONNISTE «Seule une démocratie vraiment participative pourrait me refaire voter»
A l’Herbergement (Vendée), la maison de Lilian domine des champs de blé tendre. «C’est beau ici, mais le voisin utilise beaucoup de pesticides cancérogènes pour traiter ses cultures», soupire le producteur de graines biologiques en pointant l’étendue verte. En 2019, aux dernières européennes, le Vendéen de 25 ans a voté pour les Verts, avec l’espoir, entre autres, de protéger de ces produits chimiques la nature qu’il affectionne tant. Mais cette année, pas question pour lui de se déplacer : «Ça fait longtemps que je sais que je n’irai pas voter en juin, mon choix ne changera rien», lâche celui qui se revendique d’une gauche «radicale et écologique».
Son orientation politique, Lilian la ressent dès l’enfance, avec l’influence de parents formateurs en maison familiale et désireux de partager leurs valeurs de justice sociale. Pendant son bac professionnel de mécanique à La Roche-sur-Yon, sous le mandat de François Hollande, il n’a ensuite manqué aucune manifestation contre la loi travail. Une fois dans la vie active, il était présent à toutes les réunions syndicales. Mais aujourd’hui, même de son côté de l’échiquier
politique, personne ne le convainc. «La France insoumise ne va pas assez loin, même si ce sont les seuls qui ne traitent pas les Français de fainéants, c’est déjà ça», ironise le smicard en attrapant une cigarette. Récemment, les réformes des retraites et de l’assurance chômage impulsées par le gouvernement ont confirmé son envie de s’éloigner des discours politiques.
Fatigué par «les combats d’ego» des candidats, il ne s’est pas renseigné sur le nom des têtes de liste en compétition pour les européennes. Même Raphaël Glucksmann, qui inquiète pourtant l’extrême gauche et la majorité, est passé à la trappe. «Glucksmann, c’est celui qui partage pas mal de choses sur Instagram ?» grimace-t-il en apprenant la candidature du social-démocrate. «Peu importe le parti, aujourd’hui, ce ne sont que des gens éloignés des réalités qui n’ont jamais fait un vrai travail et ne savent pas ce que c’est que de se tuer à la tâche pour pas grand-chose», tranche l’ancien ouvrier de production.
De par le sentiment d’inquiétude qu’il lui provoque, le nom de Jordan Bardella est le seul à avoir retenu son attention. «Sa popularité normalise encore un peu plus l’extrême droite, mais de toute façon la majorité ne vaut pas mieux, on l’a vu avec la loi immigration de Darmanin», déplore-t-il. Alors, même pour faire barrage au Rassemblement national, il ne reprendra pas le chemin des urnes. «Seule une démocratie participative, qui prendrait vraiment en compte les problématiques du peuple, pourrait de nouveau me faire voter», assure-t-il. En attendant, en l’absence de programmes «qui tiennent la route», Lilian, qui n’a jamais eu d’affect avec l’Europe, entend bien s’abstenir pour mener une vie tranquille «loin des personnalités politiques déconnectées».
AUDRINA, 30 ANS, SECRÉTAIRE MÉDICALE «A la Réunion, on est déjà oubliés de la France, l’Europe je n’y pense pas»
«On m’a foutue dehors !» En fait, un emploi aidé sans lendemain… C’est pour cette raison qu’Audrina Madelaine, 30 ans aujourd’hui, a cessé en 2017 de militer pour le Parti socialiste à Saint-Denis, chef-lieu de la Réunion. Et c’est à cette date, ditelle, qu’elle a arrêté de croire en la politique. «Dégoûtée.» La mère de famille, qui élève seule son garçon, est tout de même allée voter à la présidentielle de 2022 : la Réunionnaise a glissé un bulletin Mélenchon au premier tour puis s’est abstenue au second. Le 9 juin, elle fera le même choix pour les européennes. Même si elle reconnaît qu’elle peut «flancher pour l’extrême droite». En 2019, le parti de Marine Le Pen, déjà mené par Jordan Bardella dans cette élection, était d’ailleurs arrivé largement en tête dans le département d’outremer : 31,2 % des suffrages exprimés, loin devant la liste de La France insoumise (19 %) et celle de Renaissance, soutenue par Emmanuel Macron (10,5%). Pourquoi Audrina Madelaine passerait-elle de la gauche à l’extrême droite ? «On est en train de couler, on ne fait que survivre !» se justifie la trentenaire devenue secrétaire médicale. Elle prend comme exemple la brique de lait «passée à 1,16 euro», ou la retraite de sa grand-mère de 87 ans, «300 euros par mois seulement». Son ras-le-bol ne sera toutefois pas suffisant pour l’inciter à se déplacer le jour du scrutin. Pour elle, Bruxelles ne mérite pas de sacrifier le repas familial du dimanche et le cari tangue (recette à base d’un animal ressemblant à un hérisson) cuisiné par son aïeule. «On est déjà mis à part de la France, oubliés et pas assez valorisés, alors l’Europe, je n’y pense pas…» De fait, elle ne connaît pas les députés européens réunionnais, Younous Omarjee (LFI) et Stéphane Bijoux (Renaissance). La Dionysienne peine encore à citer un des innombrables projets structurants de l’île rendus possibles grâce au financement des fonds européens (près de 2 milliards d’euros d’ici 2027). Si ce n’est la nouvelle route du littoral… inachevée et qui plonge dans l’eau, comme risque de le faire le taux de participation au scrutin de juin. En 2019, l’abstention s’était élevée à 69 %.
LOÏC, 47 ANS, CARISTE EN INTÉRIM «L’euro a plombé
les Français»
Loïc, 47 ans, croisé un après-midi de semaine devant la cathédrale d’Orléans, explique avec détachement qu’il ne se déplacera pas pour voter en juin. «Je n’irai certainement pas voter aux européennes. Je ne suis même pas inscrit sur les listes électorales…» Ce cariste en intérim, en pleine séparation avec sa compagne, estime «qu’on s’y reconnaît plus entre les différents partis». «On a l’impression qu’ils passent leur temps à se tirer dans les pattes. Ou alors ils s’associent pour écraser d’autres partis. C’est une guéguerre entre eux, ils voient leur intérêt avant celui des Français», fustiget-il. Loïc raconte avoir du mal à joindre les deux bouts et se dit inquiet pour l’avenir : «Je dois vite trouver un logement pour moi et mon fils, et même si je gagne plus que le smic, entre 1 600 et 1 800 euros par mois, je sens que ça va être compliqué.» Désabusé, celui qui se situe «plutôt à droite» affirme que «vu [sa] situation, quel que soit le résultat des élections, ça ne changera rien du tout». «Même l’élection présidentielle n’a jamais rien changé à ma vie», ajoute-t-il. Le dernier bulletin de vote de Loïc date de 2007. C’était pour Nicolas Sarkozy. Et s’il devait voter en juin, son choix irait vers le Rassemblement national. «C’est un parti qui a évolué, mais les gens en ont toujours peur à cause de la réputation de Jean-Marie Le Pen. Je ne suis pas raciste du tout, mais je trouve que leurs idées sont quand même mieux que celles d’autres partis», pense-t-il. S’il sèche à citer une proposition précise du RN, le souverainisme du parti d’extrême droite fait écho à son opinion négative des institutions européennes et de l’euro, qui a, selon lui, «plombé les Français». En repensant aux récentes manifestations des agriculteurs, Loïc juge que l’Europe ferait mieux de s’occuper d’eux que d’aider l’Ukraine. «Ce sont nos agriculteurs qui nous font vivre, pas les Ukrainiens», dit-il, tout en s’avouant peu qualifié en politique. «J’ai décroché de tout ça depuis un certain temps. En fait je ne m’y suis jamais beaucoup intéressé. Dans ma famille on n’en parlait pas.» Pourtant, il estime qu’à la prochaine présidentielle, Marine Le Pen si elle se présente serait la meilleure candidate. «Pour l’avenir des enfants», Loïc ira peutêtre voter pour elle.
KARINE, 51 ANS, SALARIÉE D’UNE GRANDE SURFACE «L’Europe ? On y parle en boucle de problèmes, sans jamais les régler»
Karine, 51 ans, ne votera plus. Son abstention ne se drape d’aucune stratégie militante, mais découle d’un simple constat : la politique «ne fait rien» pour elle, alors elle ne s’y «intéresse plus». «Je ne vois pas pourquoi je me donnerais la peine de voter pour des gens incapables de défendre mes droits», explique cette Montpelliéraine. Les enjeux des prochaines élections ne la touchent pas davantage : «L’Europe ? On y parle en boucle de problèmes, sans jamais les régler.»
Karine raconte avoir toujours rempli son «devoir de citoyenne». Mais depuis la dernière présidentielle, les urnes ont perdu tout attrait pour elle. «En 2022, j’ai donné ma voix à Mélenchon au premier tour. Au second, je me suis abstenue : hors de question de voter pour Macron ou Le Pen.» Depuis son appartement situé dans un quartier populaire, dans le nord de la préfecture de l’Hérault, elle commente en caressant son chat : «Nos salaires n’augmentent pas tandis que ceux des ministres ou des sénateurs sont irrespectueux vis-à-vis du peuple. Quand j’en vois s’endormir sur les bancs du Sénat ou de l’Assemblée alors que des ouvriers se tuent la santé, je trouve ça inadmissible. Sans parler de la différence scandaleuse qui persiste entre les salaires des hommes et des femmes.»
A des années-lumière des polémiques politiques, Karine se démène seule, depuis toujours, pour se maintenir à flot. Elevée à la dure, à Sète, elle a commencé à travailler à l’âge de 15 ans en faisant des ménages. Puis elle a enchaîné les boulots dans la restauration et la grande distribution, jusqu’à cette formation qui lui a permis de décrocher un poste de responsable au rayon boucherie d’une grande surface bio, près de Montpellier. Dans son travail comme dans son entourage, personne ne parle politique. Non pas par souci d’éviter des conflits, mais par manque d’intérêt. «Je crois en moi, en ma capacité de me battre, avec mes propres armes, ditelle. Mes priorités, c’est de vivre au mieux, faire le bien à ma hauteur, m’occuper de mes amis, prendre soin de mes chats.» En arrêt maladie après une opération, Karine a vu ses revenus mensuels amputés de 400 euros: il lui manque le complément lié aux douze heures supplémentaires qu’elle effectuait chaque mois avant son pépin de santé. «Quand on est seul et qu’on paie tout, chaque incident de la vie pèse lourd.»