Hommage à Valère Rogissart, camarade de lutte des années sida
Au sein de l’association Aides, l’ex-éducateur, pilier de la réduction des risques, avait participé à une meilleure prise en charge des toxicomanes. Ce qui permit de sauver des dizaines de milliers de vies au début des années 90.
Le coeur lourd. La gorge serrée. Pour nous tous, Valère Rogissart a incarné une réduction des risques solidaire sans bla-bla à la fois joyeuse et rigoureuse qui s’est imposée comme une évidence parce que c’est ce qu’il fallait faire. La réduction des risques ou «RDR», Valère était tombé dedans, avant d’avoir les mots pour le dire, en 1987, lorsqu’il a découvert la brochure d’Aides «Fixer propre». C’était alors la seule information destinée aux usagers de drogues, Daniel Defert, président de Aides l’avait conçue dès 1985, et il avait confié sa réalisation à des garçons qui travaillaient dans la pub et qui avaient l’expérience des drogues – une toute première action mise en oeuvre, selon le principe de l’auto-support : «Rien pour nous sans nous».
L’esprit clair, les pieds sur Terre
Pour Valère, cela a été une révélation et il est allé immédiatement en informer ses copains de Charleville-Mézières (Ardennes). En 1987, donner accès aux seringues stériles n’avait rien d’une évidence, comme il le rappelle dans une vidéo tournée en 2022 : «Le sida, c’était un tabou, mais avec les toxicomanes en plus, alors là, ça va plus du tout !» Il était déjà malade lors de cette vidéo, mais il était resté pareil à lui-même, comme celui que j’avais rencontré en 1987 alors qu’il rédigeait son mémoire de fin d’études d’éducateur sur les malades VIH hébergés à l’association Apart en SeineSaint-Denis. Je ne me souviens pas de ce qu’on s’est dit, mais je me souviens de ce drôle de petit gars aux yeux malicieux, qui aimait la rigolade, mais qui avait l’esprit clair, et les pieds sur Terre. Aides a été sa maison mère, il s’est senti chez lui – l’un des seuls hétéros, ce qui le faisait sourire, et qui ne l’a pas empêché de trouver sa place parce qu’il partageait l’essentiel, les principes qui ont fondé l’association, et d’abord que la lutte contre le sida devait reposer sur «les personnes concernées». Pour lui, c’était ses copains, les «tox» comme on disait à l’époque et aussi leurs proches, leur entourage, leurs soignants – du moins ceux qui étaient à leurs côtés, et il n’y en avait pas des masses en 1987. La cure de désintoxication était
nd alors la seule réponse officielle, et la plupart des soignants étaient persuadés que les toxicomanes devaient d’abord se sevrer pour se responsabiliser si bien qu’il ne servait à rien de donner accès aux seringues stériles. Fondamentalement éducateur, le métier qu’il avait choisi, Valère ne jugeait pas, il cherchait à convaincre, il rappelait sans relâche le principe de l’alliance thérapeutique et l’engagement du soignant aux côtés de son patient, dans la logique du counseling, que Aides a introduit en France.
Des actions de terrain
Autre principe qui lui a servi de fil directeur : la lutte devait être collective. C’est ainsi qu’avec
Arnaud Marty-Lavauzelle, président de Aides, Valère a été à l’origine de la première réunion de Limiter la casse. En mars 1993, on était dans la panade, la guerre à la drogue faisait rage – 1993 a d’ailleurs été l’année la plus meurtrière pour les usagers de drogues. Six mois avant, en octobre 1992, on avait espéré que le gouvernement socialiste allait adopter le plan Kouchner, avec des premières mesures face au sida pour les usagers de drogues. Ce n’est pas ce qui s’est passé, la guerre à la drogue l’a emporté avec Paul Quilès ministre de l’Intérieur et, a priori, la même politique allait être poursuivie avec Charles Pasqua à ce même ministère. Il fallait se faire entendre, et c’est ce qu’Arnaud et Valère nous ont proposé de faire, avec Asud, association d’autosupport des usagers de drogues créée en 1992 et avec les soignants que je connaissais engagés dans les actions de terrain, programmes d’échanges de seringues ou traitements de substitution pour l’accès aux soins. Limiter la casse a été le creuset de nos actions. Nous y avons appris à nouer des alliances entre usagers, soignants, militants, ce qui s’est fait dans une joyeuse anarchie : enfin, chacun pouvait dire à voix haute ce qu’il pensait, le tabou qui enfermait les usagers de drogues dans le silence s’ébranlait, un bouleversement qui allait changer notre vie. Je me souviens de notre première manifestation publique, à Stalingrad, avec les sept bus de réduction des risques existant en décembre 1993 pour dénoncer la répression et faire reconnaître le droit des usagers à protéger leur santé, ce qui, à cette époque, était tout simplement le droit de vivre. Il faisait très froid, ce jour-là, mais on était euphoriques, on existait, et c’était déjà un miracle, il y a une photo que Asud a publiée où on voit Valère un micro à la main, tout fringant, lumineux.
Cette euphorie nous a portés toutes les années suivantes. On était une drôle de cohorte, des gens de terrain, sans expérience militante antérieure, du moins pour ce qui est des drogues, au contraire des homos, plutôt anar, le plus souvent sans goût pour le pouvoir, sans communicants. Et pourtant, nous avons été à l’origine d’une sorte de mouvement social, un rejeton de la lutte contre le sida ignoré des médias, mais qui s’est propagé underground sur le territoire national. Entre 1993 et 1994, les initiatives se sont multipliées dans la plupart des grandes villes avec la même stratégie que Limiter la casse, en regroupant les bonnes volontés, avec le soutien précieux d’Aides et de MDM, associations nationales.
Les preuves sont là
En 1994, il y avait ainsi 14 Asud en France, et des réseaux se sont constitués pour l’accès aux soins. Lorsque Simone Veil, alors ministre de la Santé, a donné un cadre expérimental à la RDR, elle s’est appuyée sur ces initiatives qui faisaient largement appel au bénévolat. On ne le sait pas, mais le dispositif que Simone Veil a mis en place a sauvé des dizaines de milliers de vies comme le démontre l’évaluation nationale de 1994
Valère rappelait le principe de l’alliance thérapeutique et l’engagement du soignant aux côtés de son patient.
à 1999, les overdoses sur la voie publique ont été réduites de 80 %, et le nombre de contaminations au VIH dues à l’injection a connu une chute drastique, des résultats ignorés du public, des médias et d’abord de la classe politique, qui n’a rien voulu changer de «la lutte contre la drogue».
A cette époque, Valère a été l’envoyé spécial de Aides pour ce qui est des usagers sur tout le territoire. Arnaud lui faisait entièrement confiance, Valère comprenait vite ce qui se passait, dénouait des conflits si nécessaire, apportait son soutien à celles et ceux qui s’engageaient dans les accueils d’usagers qui n’avaient pas renoncé à consommer des drogues, et même, avec la toute première expérimentation d’une salle consommation initiée par Asud Montpellier en 1994.
Les salles de consommation, il en parle dans cette vidéo de 2022, ils déplorent que deux seulement existent en France, ce qui illustre les freins auxquels la RDR continue de s’affronter. Il en faudrait pourtant dans tous les lieux de rencontres et les accueils d’usagers. Nous sommes toujours en pleine guerre face à la drogue, pourtant les preuves sont là, on sait désormais ce qu’il faudrait faire, et des Etats de plus en plus nombreux s’engagent dans la recherche d’alternative à la prohibition, mais les Français s’obstinent dans la mauvaise direction. Valère avait espéré qu’en faisant la preuve qu’il était possible de faire autrement, la RDR allait contribuer à une autre politique des drogues. C’est ce que nous avions tous espéré avec la reconnaissance de la RDR entre 1999 et 2002. Mais dès le changement de gouvernement, la RDR a même été remise en cause, elle a été sauvée in extremis par ses bons résultats, a ainsi obtenu un statut légal en 2004, mais elle a été d’abord limitée au risque infectieux dans une logique purement médicale.
Les usages festifs ont d’abord été exclus de cette nouvelle politique de santé. Or, justement, le milieu festif est à l’origine de pratiques innovantes, à la rencontre des usagers dans les free parties et les teknivals, en offrant sur le terrain une information sur la réduction des risques selon les produits, des espaces d’accueil et d’accompagnement aux bad trip, ou encore avec le testing proposé sur place pour éviter des empoisonnements. Valère y a contribué avec la mission rave de MDM dont il a été le responsable au cours des années 2000.
Il a poursuivi la lutte
C’était là un engagement bénévole, auprès d’usages festifs, ce que lui-même avait connu avec ses copains de Charleville. Il ne se définissait pas comme «usager de drogues», mais il reconnaissait que «le berger sent le mouton», une façon de faire taire les soupçons qui pouvaient disqualifier son action. Ce rôle de berger, il l’a assumé avec la création du Centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques des usagers de drogues (Caarud) «SidaParole», à Colombes en banlieue parisienne, parce que là était l’urgence.
Valère a été un pilier de la RDR, il a poursuivi la lutte tout au long des trente dernières années, et l’histoire n’est pas finie – on n’a pas réussi à mettre fin à la guerre à la drogue – mais heureusement, d’autres prennent la relève. On était nombreux à l’accompagner jusqu’au dernier moment ce vendredi 19 avril au cimetière de Saint-Denis, des vieux de la vieille, mais aussi des plus jeunes, venus d’un peu partout, de Charleville à Marseille, avec le bus 31-32, on voulait tous le remercier.