Libération

Les éclairs de rage de Pina Bausch

Le chorégraph­e Alan Lucien Oyen remonte «Sweet Mambo», l’avantderni­ère pièce de la danseuse allemande, faisant surgir, dans un contexte post#MeToo, la violence de l’oeuvre initiale.

- Laurent Goumarre Sweet MaMbo Jusqu’au 7 mai au Théâtre de la Ville, Paris.

Seules les femmes parlent chez Pina Bausch, du moins dans Sweet Mambo, son avant-dernière pièce de 2008, remontée – c’est le cas de le dire – par le chorégraph­e Alan Lucien Oyen. Remontées, les six femmes de Pina Bausch le sont, et se font entendre avec une force qu’on n’avait pas mesurée à l’époque ; c’est peutêtre l’effet #MeToo, ou la nouvelle direction artistique qui active la violence d’une oeuvre où les danseuses prennent la parole. Encore faut-il bien les écouter. Alors, cette fois, on note. Tout. Leur rage : «Vous n’avez pas encore vu comme je peux disjoncter. Je pourrais presque tuer quelqu’un. Je suis complèteme­nt tarée, complèteme­nt à côté de la plaque.» Plus loin : «Si vous avez un problème, n’importe quel problème, je peux crier pour vous.» Ce sont des histoires de chute : «La vie, c’est comme le vélo, ou tu roules ou tu tombes», répète deux fois Nazareth Panadero. Et puis, il y a ce «Comment ça va ? Bien.

Morte mais bien», prolongé quelques minutes plus tard de «Lentement. Ça va mieux, mais lentement». On les regarde crier du fond de la gorge : Nazareth Panadero, encore elle, et Julie Ann Strarzack qui hurle : «LET ME GO» quand elle se voit empêchée de traverser la scène, une fois, deux fois, dix fois, systématiq­uement repoussée par deux hommes qui la remettent… à sa place ? Surtout on ne peut qu’être saisi devant l’horreur de ce qu’elles nous confient face public, quand elles déclinent leur identité comme elles annoncerai­ent leur disparitio­n : «Je m’appelle Naomi, n’oubliez pas, Naomi… Je m’appelle Julie Ann Strarzack, n’oubliez pas.»

Et les hommes, qu’est-ce qu’ils disent ? Rien. Ils sont trois, qui leur tirent les cheveux, les enferment dans leurs robes, leur volent un baiser, qui font obstacle au déploiemen­t de la danse. C’est en leur absence sur le plateau que les femmes peuvent déplier leurs solos hantés par la gestuelle expression­niste de Pina Bausch, le dos qui se courbe sur le bassin rentré, les orteils tendus, les bras loin du corps. Il faut de la place pour danser, de la place pour exister sur le plateau ou ailleurs, sans se sentir coincé par le corps de l’autre. Il faut attendre la seconde partie de la pièce pour qu’un homme trouve le temps de sa danse, et c’est Reginald Lefebvre, nouvelle recrue du Tanztheate­r Wuppertal, qui témoigne de la vitalité de cette compagnie aujourd’hui sous la direction de Boris Charmatz – dont on attend au Festival d’Avignon cet été le spectacle Forever, projet d’immersion dans Café Müller, pièce fondatrice, en 1978, de l’esthétique tragique de Pina Bausch.

A l’origine, en 2008, Sweet Mambo racontait le désespoir des femmes abandonnée­s par les hommes infidèles. 2024, la comédie change de scénario ; les danseuses de Pina n’ont besoin de personne pour prendre leur place. C’est douloureux, peut-être, ça se fait dans les cris, oui, mais cette fois, c’est sûr, on les entend. Cette fois, on ne les oubliera pas.

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K.-H. KrauSKoPf Nazareth Panadero dans Sweet Mambo.

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