Arne Lygre aux Ateliers Berthier, les voix de la joie
Stéphane Braunschweig retrouve dans «Jours de joie» la langue du dramaturge norvégien et fait jaillir le trouble et l’humour de cette réflexion sur le dédoublement et le bonheur.
Avant même la pièce, il y a la liste de ses personnages : «une mère», «une autre mère», «une soeur», «une autre soeur». «Un moi». Et, déjà, on retrouve la curieuse écriture d’Arne Lygre, faite de dissociations, de jeux de rôles qui s’échangent, de récits qui s’enchâssent. Sur un immense tapis de feuilles d’automne qui recouvre toute la scène des Ateliers Berthier, il n’y a rien qu’un banc, un très, très long banc. Comment peut-on être proche quand on est deux sur un banc pareil ? A moins qu’il ne faille être plus nombreux, toujours plus nombreux, pour s’y rencontrer vraiment ? Une mère et sa fille s’y retrouvent, elles ne se sont pas vues depuis longtemps, la fille travaille à l’étranger. Elles sont si heureuses d’être ensemble, quoiqu’un peu fébriles. C’est vraiment «un jour de joie». Bon sang, mais que fait Aksle, le fils, le frère, il devrait déjà être là… Ils s’étaient donné rendez-vous ici pour être seuls. Tout comme ce couple séparé qui arrive, tout comme cette famille en deuil que voilà. Tous voulaient être seuls, ils se retrouvent à coudoyer et mettre leur grain de sel dans l’affaire du voisin – très belle image que ces beaux acteurs tout serrés sur le long banc.
Sourire. Jours de joie (créée pour la première fois à Oslo en 2021) est la cinquième pièce d’Arne Lygre que Stéphane Braunschweig met en scène. Les précédentes étaient sombres et angoissantes. L’auteur norvégien s’attaque cette fois à la joie, au bonheur, à ce qui les menace sans toutefois pouvoir en venir à bout. L’humour, que Stéphane Braunschweig assurait percevoir déjà dans ses pièces beaucoup plus oppressantes, est ici évident, porté notamment par «une mère», personnage formidable, actrice formidable, Virginie
Colemyn, qui emporte tout de sa voix qui sort de ses rails, comme les récits de Lygre. Qu’est-ce qui rend heureux? Comment faire venir la joie ? Faut-il s’y contraindre, comme le laisse penser le sourire immense d’«une mère» qui ouvre la pièce, sourire trop immense pour être celui d’une réelle félicité ? Chez Lygre, le champ lexical est resserré, les mots sont simples et ils posent simplement des questions comme : Que reste-t-il quand on change? Quelle est «cette part qui résiste» ? Qu’entend-on derrière les mots? Que sont ces «légères hésitations de temps à autre» ? N’est-ce pas la plus grande joie d’une mère de dire au soir de sa vie à son enfant: «Je t’aime bien comme adulte !» N’est-ce pas la plus grande réussite que de déclarer à son ex-mari : «Nous allons mieux ensemble divorcés !» Chaque fois la question du dédoublement, des identités multiples.
Chez Lygre, du texte s’imbrique toujours dans le texte. Le dramaturge
joue de différents registres d’énonciation et, sur scène, les personnages disent parfois ce qu’ils pensent, parfois ce qu’ils disent, et disent qu’ils le disent. Ainsi Virginie Colemyn quand elle entre sur scène: «Une mère dit: je suis heureuse d’avoir trouvé cet endroit. Une mère dit : ça me rend heureuse de venir ici.» Puis Cécile Coustillac: «Une soeur pense: voilà ce que maman voulait me montrer? Une soeur pense : c’est tout ?» C’est une langue qui crée toujours un léger trouble, une légère distance entre le personnage et lui-même, un détachement. Les thèmes qui irriguent l’oeuvre de Lygre sont bien là: la filiation, le couple et sa fin, mais surtout la disparition (de précédentes pièces de Lygre se nomment Je disparais ou Rien de moi). Un beau jour, un jour de joie, l’un des personnages décide de disparaître. Un personnage disparaît mais pas son incarnation, puisque le comédien qui lui donnait corps (Pierric Plathier) va alors jouer son amant abandonné, son double, celui qui reste et imagine les vies qu’il ne partage plus. Des hypothèses, des bribes de vies qui peut-être existent, qui en tout cas le pourraient, des vies non advenues. Vertige.
Lumière. Les Jours de joie de Braunschweig en procurent, de la jouissance. Et si on perd un peu, en troquant l’angoisse contre la joie, la bouleversante étrangeté que portaient les précédents textes de Lygre (la seconde partie du diptyque s’amollit un peu dans le confort d’un canapé), la belle lumière du spectacle finirait presque par nous convaincre que nous pouvons encore en vivre, de beaux jours.
JourS de Joie d’ArNe Lygre Mise en scène et scénographie Stéphane Braunschweig à l’Odéon-Ateliers Berthier, Paris (750 17), jusqu’au 5 mai.