Libération

«Broute» toujours

L’humoriste et parodieur, au regard cynique et sociologiq­ue sur l’actualité, revient avec une version allongée de ses sketchs.

- Par QUEnTin GirArd Photo STéPhAnE LAGOUTTE. MYOP

On s’est senti idiot de ne pas avoir compris plus tôt pourquoi Bertrand Usclat et Broute nous faisaient tant rire. Il aura fallu que deux ans passent, qu’il arrête, puis qu’il revienne pour un format plus long diffusé à partir de ce lundi soir sur Canal + pour que cela fasse tilt dans notre cerveau ramolli. Alors, voilà: l’acteur et humoriste Bertrand Usclat incarne de façon presque chimiqueme­nt pure les garçons nés en 1986, année qui nous a vu naître aussi. Ou, si on veut être légèrement plus large, les gamins de la deuxième moitié des années 80. Un Nicolas Mathieu ou un Gaspard Koenig, dont on connaît l’appétence pour le réalisme social, n’ont pas besoin d’écrire l’histoire d’un jeune homme hétéro cis blanc (pour reprendre les terminolog­ies d’aujourd’hui) qui grandit dans une ambiance bourgeoise périurbain­e, joue à la Nintendo, écoute The Offspring, France Inter, rêve de Paris, de faire Sciences-Po, du théâtre et de bosser pour Canal +après avoir trop regardé les Guignols et Nulle part ailleurs : il existe déjà, il a réussi, c’est Bertrand Usclat. Bertrand Usclat étant en soi un personnage type, pas étonnant que Bertrand Usclat ait décidé de ne jouer dans Broute que des personnage­s s’appelant Bertrand Usclat, puisque si Usclat est tout, c’est que dans le fond, Bertrand n’existe pas. On en est là de nos réflexions quand il arrive dans le restaurant où il nous a donné rendez-vous. A Montreuil, forcément, comme «tout intermitte­nt du spectacle qui se respecte», s’amuse-t-il, dans un lieu où se côtoient télétravai­lleurs bon chic bon genre avec leur MacBook et de vieux travailleu­rs immigrés africains buvant un café. Tee-shirt, veste de costard, l’acteur et scénariste dit bonjour d’une petite voix. Il a découvert cet endroit grâce à une coloc d’artistes toute proche où il venait faire la fête avant de s’installer lui aussi dans la ville de la Seine-Saint-Denis, avec compagne et enfant.

Le premier Broute, parodie du média Brut, a vu le jour en 2018. Des capsules de deux minutes, avec les membres de son collectif Yes vous aime, notamment Moustafa Benaïbout, Johann Cuny et sa partenaire préférée Pauline Clément. Pour ce nouveau Broute 24, les épisodes durent désormais une vingtaine de minutes. Bertrand Usclat et sa troupe rejouent les archétypes sociaux qui ont fait leur succès. Avec son physique passe-partout, il incarne un maire d’extrême droite d’un petit village, un CRS cassant du manifestan­t, un cadre sup en congé paternité rêvant de retourner au travail

Septembre 1986 Naissance.

2018-2022 Broute version court. A partir de ce lundi

Broute 24.

ou encore un écolo vivant en communauté mais oubliant de faire sa part des tâches ménagères. «Il a un vrai côté caméléon, salue son coauteur Martin Darondeau, il joue aussi bien le conservate­ur de droite, le bobo ou le baba cool d’extrême gauche.» Dans sa veine habituelle des mockumenta­ires, très strip-tease fictionnel, Usclat use du cynisme et de l’inconfort pour entraîner le rire. C’est drôle, parce que ça fait vrai. Donc, c’est parfois triste aussi, ou, tout du moins, mélancoliq­ue. «Cet humour, ce sont ses angoisses, dit l’actrice Pauline Clément. Il est obligé de continuer d’inventer des blagues pour surmonter ses peurs.»

Redonner vie à Broute a paru naturel à Bertrand Usclat. «Il est possible que je ne fasse jamais autre chose que ça dans ce que j’écris, dit-il. J’aime continuer à explorer cette veine sociale et satirique. Un format plus long, ça permettait de développer des personnage­s, de créer une empathie, de pouvoir aller plus loin dans une forme de malaise.» En exemple absolu, il cite The Office,«de Ricky Gervais, que je trouve abominable­ment drôle». On y voit, nous, une forme de version comique de l’Archipel français de l’essayiste Jérôme

Fourquet. «J’adore l’écouter, La comparaiso­n Jérôme Fourquet, l’amuse: parce qu’il donne son avis avec des chiffres. Il dit, “oui, c’est la vérité”,

[il l’imite], “c’est vrai, c’est vrai”. Mais il dit ce chiffre et pas celui-là.

C’est un bel exercice de technicité qui se veut réelle.» En fou d’actualité, Usclat analyse les économiste­s, les politiques, avec un oeil d’expert, saluant souvent la forme et l’esthétisme plutôt que le fond. «Souvent, je suis indigné, s’amuse son comparse Johann Cuny, et lui est plus flegmatiqu­e. Il analyse les rapports de domination, de violence, et les transforme automatiqu­ement en humour noir.» Bertrand Usclat se moque des autres, mais son avis, le donnet-il frontaleme­nt ? Le sujet est sensible. Il refuse de dire son vote, manière de revendique­r le rire de tous. Tout juste concède-t-il une inquiétude écologique. Quand on évoque le Canal + version Bolloré, qui n’est plus vraiment celui de son enfance ou même celui où il a commencé, il marche sur des oeufs. Il dit : «Je n’aime pas être dans les défenses de crémerie. Je ne suis pas le VRP d’un groupe industriel. Pour moi, la seule question, c’est : “Est-ce que je fais un truc marrant ou pas ?”» Il souligne la carte blanche qu’il a dans son travail et rappelle que France TV l’avait viré d’un autre projet, et que Quotidien n’a pas voulu de lui en chroniqueu­r. «La dimension politique qu’on peut donner à Broute, on ne pourrait pas l’avoir sur TF1 ou M6», assure de son côté Martin Darrondeau.

Les premiers souvenirs du petit Bertrand sont restés en Corée. De 3 à 6 ans, il vit dans le pays asiatique où son père est ingénieur. Sa mère est directrice commercial­e et il a un grand frère. Toute la famille s’installe ensuite à Courbevoie (Hauts-deSeine), sorte de «no man’s land identitair­e». Il se remémore ses nuits à jouer à Mario Kart, à regarder Level One de Marcus et révèle sa manière de s’intégrer au collège, en revendant au caïd de la cour de récré des jeux PlayStatio­n pirates. Aujourd’hui, si une petite partie de Mortal Kombat ne le rebute pas, il a troqué les jeux vidéo pour ceux de société, comme le Dilemme du roi. Au lycée, il appelle frénétique­ment Oui FM et gagne de nombreux billets pour aller voir The Offspring, The Libertines, The Strokes. Paris, le voilà.

Après le bac, il se cherche. Il rate plusieurs fois les concours des IEP, fait une licence de sciences politiques à la Sorbonne, sent qu’il ne veut pas d’«un travail de bureau». Il finit par entrer au Conservato­ire national supérieur d’art dramatique. Il ne raffole pas de jouer Racine et préfère les cours de clown. Il y rencontre surtout les membres de son collectif et Pauline Clément. Tous soulignent son côté fédérateur, entraînant, à l’écoute. Il faudra quelques tâtonnemen­ts et projets plus ou moins réussis pour arriver jusqu’à la viralité de Broute.

S’il n’a parfois été que comédien, dans Jumeaux mais pas trop avec Ahmed Sylla (2022), Bertrand Usclat voudrait dans les prochaines années maîtriser le plus possible toute la chaîne de création. «Quand tu as goûté au fait d’écrire ton histoire, de trouver un producteur, un financier, la position simple d’acteur, elle est un peu compliquée. Acteur, c’est dur d’être bon, mais c’est un métier où tu peux réussir en étant très mauvais. Tu peux être nul et avoir un césar.» On lui demande s’il a un exemple. «Plein», s’amuse-t-il. «Des noms!» réclame-t-on. «Certaineme­nt pas !» Savoir piquer sans fâcher personne, quel talent. •

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