Libération

La nuit qui vaut un procès au patron du CNC

Le producteur comparaît le 14 juin pour une agression sexuelle dont l’accuse son filleul «Malory». «Libération» a pu consulter des documents judiciaire­s inédits, qui permettent de retracer ce 3 août 2020 où tout a basculé.

- WILLY LE DEVIN

C’est un huis clos étouffant, qui se déroule dans un cadre paradisiaq­ue : une villa de l’île grecque de Kéa où, à l’été 2020, les Boutonnat invitent une famille d’amis de trente ans. C’est ici, au bord d’une piscine offrant de spectacula­ires levers de soleil, qu’est née l’affaire qui empoisonne depuis le cinéma français. Dans la nuit du 3 au 4 août, Malory (1), le filleul de Dominique Boutonnat, de vingt-neuf ans son cadet, assure que le président du Centre national du cinéma (CNC) l’a contraint à des baisers puis à des actes sexuels qui l’ont plongé dans une profonde détresse psychologi­que. Après plusieurs années d’enquête, la justice, qui avait ouvert les investigat­ions au départ pour «tentative de viol et agression sexuelle», a renvoyé le producteur devant le tribunal correction­nel seulement pour le second motif. Libération, qui a pu consulter des documents judiciaire­s inédits, livre le récit de cette nuit glaçante, qui vaudra à Dominique Boutonnat, présumé innocent à ce stade, d’être jugé le 14 juin.

Tout commence le 3 août 2020 par un dîner au restaurant. Une grande tablée où la famille Boutonnat et celle de Malory ne font qu’une. Cette virée grecque est une respiratio­n bienvenue pour les deux clans. Le Covid a imposé un premier confinemen­t éprouvant. La mère de Malory a été diagnostiq­uée d’une maladie grave et son père cumule les galères profession­nelles. Quant au jeune homme de 21 ans, qui n’a pas souhaité s’exprimer dans Libération, il est ébranlé par le suicide d’une amie, et la tentative d’une autre. Après le dîner, la joyeuse troupe poursuit la soirée au bord de la piscine. A mesure que parents et enfants filent se coucher, Dominique Boutonnat enquille les verres. Bientôt, ils ne seront plus que deux, lui et Malory.

Selon le récit livré aux enquêteurs, son parrain l’aurait alors fortement encouragé à s’enivrer : «Dominique a tendance à me pousser à boire et à vouloir se baigner nu avec moi dans la piscine. Comme je ne bois pas plus que de raison, je jette mes verres derrière les buissons, afin de ne pas être ivre, quand il a le dos tourné. Il se moquera de moi à ce sujet.» Un trait de personnali­té corroboré par la mère de Malory en audition : «Dominique fait toujours ça, “allez, ressers-toi”, “allez, encore un dernier verre”. Il veut faire boire les gens. “Allez, goûte.” C’est sa nature… Il est comme ça.»

«Second père»

Durant la nuit, Malory fait des confidence­s à Boutonnat, notamment sur sa relation avec ses parents. Il faut dire que le patron du CNC le connaît depuis sa naissance et joue le «père de substituti­on». «Quand j’étais petit, explique Malory au cours de l’enquête, il m’emmenait voir des films, des expos, je le voyais souvent, il m’emmenait déjeuner. Ces dernières années, il m’a aidé à trouver des stages, il m’a demandé des conseils pour décorer sa maison. Il me conseille sur plein de pans de ma vie. J’ai vécu quelques mois chez lui, à Londres, en juin et juillet 2017. […] Les deux adultes auxquels je parle le plus sont ma mère et lui, c’est un second père, un membre de ma famille très proche. Il me fait beaucoup de compliment­s sur moi, ma maturité et mon parcours universita­ire. J’ai envie de le rendre fier, comme on rend fier un père. Je ne veux pas le décevoir.» Ces propos donnent un caractère vertigineu­x aux faits décrits par Malory, qui s’inscrivent dans une troublante atmosphère incestuell­e, et interrogen­t la notion d’emprise.

L’aurore venue, Dominique Boutonnat aurait proposé à son filleul de plonger nu dans la piscine. Lorsqu’il sort de l’eau, Malory s’entoure d’une serviette, qui finit par tomber de ses hanches. Le producteur le prend alors en photo, qualifiant la scène de «grandiose». Ensuite, les versions des deux hommes vont nettement diverger. Selon Malory, son parrain s’approche, l’enlace «assez fortement», et le compliment­e sur son physique, «en mettant un peu de son poids sur [lui] car il est plus grand». Très mal à l’aise, Malory s’écarte, dit avoir sommeil, mais remarque que Dominique Boutonnat le suit jusque dans sa chambre du rez-dechaussée.

Le jeune homme décrit la suite ainsi : «Il s’allonge à côté de moi en me disant qu’il est très fatigué. […] Il commence à parler de notre relation, en insistant sur le fait qu’on a une relation incroyable, que c’est fou, que c’est dingue, que c’est quelque chose à protéger. En disant ça, il commence à se rapprocher de moi. […] Il pose sa bouche sur la mienne et a tenté d’y introduire sa langue. Moi, je ne fais rien pour le relancer, je reste stoïque.» Epuisé, en état de choc, Malory insiste pour dormir, mais cela ne dissuade pas Dominique Boutonnat : «Je sens qu’il commence à s’exciter, sa respiratio­n s’intensifie. Il est complèteme­nt en train de se frotter contre moi. Je me rends compte qu’il est nu. […] Tout se passe très vite et je n’arrive pas à me dégager. Il m’embrasse sur le cou, sur le torse.» Puis, le producteur va le masturber «violemment», s’approche de son anus, lui faisant craindre une pénétratio­n, et tente de lui imposer une fellation, en saisissant sa tête pour la ramener vers son sexe.

Boutonnat livre, lui, un récit opposé de la scène. S’il reconnaît des baisers, il inverse la charge de l’initiative sexuelle vers son filleul : «On rentre dans sa chambre, il laisse tomber sa serviette, se laisse tomber dans le lit, me demande de l’embrasser pour lui dire bonsoir. Je l’embrasse en le prenant dans les bras, normalemen­t, et c’est là que ça bascule en un baiser avec la langue. Et je ne le freine pas. Voilà.» Il ajoute que Malory «s’est blotti contre lui», «s’est mis à le caresser plus intensémen­t», lui murmurant «qu’on ne pouvait rien contre l’attirance des corps». Il aurait ensuite senti le sexe de son filleul sur le sien, ce qui l’aurait convaincu de mettre fin à la scène. En quittant la pièce, Boutonnat jure avoir entendu Malory l’inviter à revenir quand il voulait. Il est environ 7 heures du matin, et le producteur tombe alors nez à nez avec son épouse dans le couloir. Il lui dit avoir aidé Malory à se coucher en raison de son alcoolémie.

Ce récit laisse circonspec­t au regard des heures qui vont suivre. Alors que la maison se réveille, Malory reçoit un message de Boutonnat sur WhatsApp. Il lui confie avoir croisé son épouse en sortant de la chambre quelques heures plus tôt, et lui fait part de la justificat­ion avancée. Ce message sera effacé par Boutonnat dès qu’il va s’apercevoir que son filleul l’a lu, ce qui va nettement accentuer la sensation de malaise et de peur chez ce dernier. A compter de cet instant, le patron du CNC va sembler exercer une forme de conDominiq­ue trôle sur la parole de Malory, lui suggérant de maintenir un secret absolu sur les faits de la nuit.

Peu après la réception du message, le jeune homme, tétanisé, se glisse dans la salle de bains. «A ce moment-là, je me sens juste très sale, j’ai un très profond dégoût. […] Je me douche très fort, très fort, très fort pour essayer d’enlever l’odeur, jusqu’au sang», raconte-t-il. C’est alors que Boutonnat fait irruption dans la pièce : «En sortant de ma douche, la porte s’ouvre, j’avais même pas pensé à refermer à clé. Dominique rentre, et à nouveau me prend comme ça en me disant c’était très très chouette hier. Et il me réembrasse à nouveau, goulûment, une sorte d’embrassade immonde», poursuit Malory.

Dominique Boutonnat va, lui, évoquer cette nouvelle scène avec des propos a minima perturbant­s : «La porte était entrouvert­e, je me suis dit que c’était l’occasion de le voir. Je lui ai fait un smack sur la bouche, c’était ma manière de lui faire comprendre, peut-être maladroite, que justement, ce qu’il s’était passé dans la nuit, c’était rien.» Il réitérera devant la juge d’instructio­n : «Je le vois, je rentre, je le prends dans mes bras, je l’embrasse et je lui fais un ou deux smacks en disant “je t’aime mon filleul, cette soirée était sympathiqu­e, je t’aime beaucoup”, mais dans l’idée de faire descendre l’impact que pouvait avoir le geste de la nuit précédente.»

«Je me sens sale et con»

Les jours suivants, Malory va s’effondrer. Le jeune homme se livre à sa meilleure amie, et révèle aller très mal. De son côté, Boutonnat essaie de le rassurer, soit par des appels, soit via des SMS comme celui-ci, dans lequel il paraît endosser la responsabi­lité des faits : «Ne t’en veux surtout pas. Tu n’as rien fait de mal. C’est moi qui n’aurais jamais dû aller vers ça, même bourré. C’est moi qui me sens sale et con ! J’avais sûrement besoin de te challenger sur ta sexualité, ou me challenger moi car j’ai un peu un problème avec le vieillisse­ment, ou j’en sais trop rien car j’essaye de rationalis­er alors que c’est stupide. Je t’aime toujours comme mon filleul. Appelle si tu as besoin de parler. Je t’embrasse fort.» Ce message, comme tous les autres, sera ensuite effacé. Le 9 août, Malory va enregistre­r une conversati­on téléphoniq­ue avec son parrain, au cours de laquelle il lui verbalise sa souffrance : «Ce que je suis en train de dire Dominique, c’est que moi, c’est pas un truc qui m’a perturbé, c’est un truc qui moi me traumatise en fait, c’est une sorte de trauma en fait de penser à ce truc qui s’est passé, dont je veux complèteme­nt me défaire. […] Je me sens hyper guilty [“coupable”, ndlr] de cette soirée, et c’est vraiment ça qui me bouffe.» Dans sa plainte, Malory décrit avec détails les effets du choc ressenti : «Suite à cet événement, je me suis replié sur moi-même. Ce qui a été dur, c’est les crises d’angoisse. Je n’arrive plus à dormir, je fais des cauchemars toutes les nuits, je me réveille dans des bains de sueur. […] J’ai perdu beaucoup de poids, environ 10 kilos en trois semaines. Il m’est parfois impossible de manger. […] J’ai développé une sorte de dégoût face aux gestes de tendresse et d’amour. […] Aujourd’hui, le pire truc pour moi, c’est qu’il m’est impossible d’imaginer avoir une relation avec quelqu’un.»

Son état se détérioran­t, Malory va finir par se confier à ses parents, lesquels vont rompre leur amitié avec Dominique Boutonnat : «Malory nous a parlé. […] Nous ne savons pas quoi dire, nous sommes KO debout. Nous allons nous occuper de lui, pour l’accompagne­r, pour qu’il trouve le moyen de se remettre de cette horreur. […] Ces agissement­s sont d’une extrême gravité, d’autant plus que Malory est ton filleul. […] De notre côté, nous ne pouvons plus te voir et ne voulons plus jamais nous retrouver en ta présence.»

«Anxiété généralisé­e»

«Ces agissement­s sont d’une extrême gravité, d’autant plus que Malory est ton filleul. […] Nous ne pouvons plus te voir et ne voulons plus jamais nous retrouver en ta présence.»

Les parents de Malory dans un message à Dominique Boutonnat

Malgré cet avertissem­ent, Boutonnat, accompagné de deux amis, se présente, un soir, à 23 heures, au domicile de la famille. Mais le père de Malory refuse d’ouvrir. Le patron du CNC se serait alors mis à crier : «Si vous me faites ça, c’est clairement pour que je me suicide. Je ne peux pas vivre avec ça.» Et de répéter : «Qu’est-ce que vous êtes en train de faire avec tous les gens autour de nous ? C’est horrible ! Vous voulez que je me suicide ?»

Lors de l’enquête, les policiers découvrent des contacts avec de jeunes hommes dans les discussion­s WhatsApp de Dominique Boutonnat. Sans pouvoir, néanmoins, en tirer de conclusion­s claires : «De manière inexpliqué­e, des fils de discussion ouverts, mais vides, présentaie­nt des photograph­ies de profil de jeunes hommes posant parfois torse nu.» De même, l’exploitati­on du compte X (ex-Twitter) personnel de Boutonnat a permis d’identifier le like d’une vidéo porno gay avec de jeunes hommes, le 27 octobre 2020. Aux enquêteurs, la direction de la communicat­ion du CNC a assuré que son président était le seul à avoir la main sur ce compte. Expertisé par un psychiatre le 9 octobre 2020, Malory apparaît en «état de choc post-traumatiqu­e, majoré par une anxiété généralisé­e, avec une faible capacité à verbaliser ses émotions». Surtout, le praticien note qu’il ne présente «pas d’idées délirantes, ni de discordanc­es idéo-affectives, pas de dissociati­ons, ni de syndrome hallucinat­oire». Le jeune homme éprouve aussi une très forte altération de sa capacité à avoir confiance en des tiers, y compris les plus proches. Contactée par Libération, son avocate, Caroline Toby, n’a pas souhaité faire de commentair­e. Celui du patron du CNC, Emmanuel Marsigny, n’a, lui, pas donné suite. Sous couvert d’anonymat, un membre de l’entourage élargi des familles concernées résume : «Dominique Boutonnat est incapable de contenir ses démons. Ça le rend dangereux pour lui-même, mais surtout pour les autres. De ce fait, jamais il n’aurait dû être maintenu à la tête du CNC.»

(1) Le prénom a été modifié.

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