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Doit-on jeter les contes de fées par la fenêtre ?

Plutôt que de se détourner des contes et de leur morale peu féministe, Jennifer Tamas, professeur­e de littératur­e à Rutgers University (New Jersey), publie un court texte à destinatio­n des ados pour apprendre à les relire autrement et à découvrir d’aut

- Par Marie-ève Lacasse

Lire un conte de fées à ses enfants peut s’avérer une entreprise féministe épineuse, voire impossible. Difficile de choisir entre : 1) Un petit chaperon rouge dévoré par un loup, dans un lieu apparemmen­t rassurant et familier : la maison de la grand-mère. 2) Une jeune fille déguisée en âne qui cherche à échapper au désir incestueux de son père. 3) Un homme à barbe bleue qui fait régner la terreur dans son palais après avoir assassiné toutes ses femmes. 4) Une belle prise au piège par une bête qui la maintient figée dans un syndrome de Stockholm engourdiss­ant. 5) Une femme endormie qui, dans la version de Disney, s’éveille sous le baiser non consenti d’un prince qu’elle ne connaît pas… L’envie d’envoyer balader ces vieillerie­s par la fenêtre est forte, d’autant plus que la littératur­e jeunesse contempora­ine regorge de princesses délivrant des chevaliers ou de familles recomposée­s à qui il arrive tout un tas d’aventures (et ça finit bien).

Mais Jennifer Tamas, professeur­e de littératur­e à Rutgers University, dans le New Jersey, spécialist­e du XVIIe siècle et qui fait des contes l’objet de ses nombreuses publicatio­ns scientifiq­ues, ne l’entend pas de cette oreille. Elle pense, au contraire, qu’il ne faut surtout pas censurer les contes, même les pires – ceux mâtinés de violence et de morale, de sexisme, de racisme et de mépris de classe. Féministe convaincue au pays de la cancel culture, elle vient de publier Faut-il en finir avec les contes de fées ? aux éditions de La Martinière («Alt»), un petit fascicule à destinatio­n des ados (dès 15 ans) pour aborder de front ces questions qui fâchent. Pour cette enseignant­e-chercheuse «les contes aident à vivre. Ils mettent en lumière les angoisses d’une société, et comment les surmon

ter, commence-t-elle. Dans toutes les cultures, sur tous les continents, on grandit avec les contes. Ça touche à la mort, à l’abandon, à la précarité, aux questions de consenteme­nt sexuel, à la violence, à l’amour. Les contes concernent ce qu’il y a de plus ancestral et de plus profond chez l’humain». Ils sont aussi un fabuleux vecteur pour aborder des questions délicates avec les enfants, tels que le suggère Bruno Bettelheim dans sa Psychanaly­se des contes de fées (1976).

du côté du mal

Certes. Mais comment expliquer que dans les histoires telles qu’on les a apprises, les femmes valorisées sont passives et se languissen­t dans des maisons, des chambres, des châteaux, voire des tombeaux, jusqu’à l’arrivée de leur sauveur ? Les femmes puissantes et agissantes, elles, comme les sorcières et les marâtres, sont toujours du côté du mal… Comment se dépatouill­er avec des figures aussi caricatura­les ? «Ce sont ces versions qui ont triomphé à travers l’histoire, occultant un ensemble de versions, écrites par des femmes, qui donnent à voir d’autres variations de ces mêmes personnage­s», explique Jennifer

Tamas. Sous la plume d’autres femmes, comme Mme de Villeneuve (1685-1755) ou Mme de Murat (1670-1716), ces mêmes contes disent autre chose : la résistance aux violences, le refus des assignatio­ns et des hiérarchie­s, voire leur renverseme­nt. Il existe aussi d’autres versions de contes, recueillis par des hommes mais mettant en scène l’émancipati­on féminine, qui ont été oubliés comme par magie.

«En dépouillan­t tous ces matériaux folkloriqu­es, on réalise peu à peu l’ampleur des versions méconnues. Prenons, rien que pour le Petit Chaperon rouge, la version dite du Nivernais [recueillie par le folklorist­e Achille Millien en 1885, une version très courte que l’on trouve en ligne sur le site de la BNF, ndlr]». Dans cette version, que Jennifer Tamas relate dans son livre précédent, Au non des femmes («la Couleur des idées», Seuil, 2023), le chaperon est loin d’être une victime livrée en pâture aux crocs du loup. Après moult ruses, la petite fille arrive à s’échapper de l’emprise de son bourreau et rentre chez elle après une bonne frousse. Cette fin heureuse, où l’agentivité, cette capacité du personnage à agir, est déployée de façon plus

ample que dans la version de Perrault, donne à voir la hardiesse féminine, sa force et sa capacité à fuir malgré la désobéissa­nce initiale à la mère (et sans qu’une morale vienne la blâmer pour son courage).

Après Moult Ruses

«Grimm retravaill­e aussi le conte avec une fin plus ou moins heureuse, avec un chasseur qui libère la grand-mère et la petite fille, mais au passage, il en fait aussi un “conte avertissem­ent” en disant : “Attention petites lectrices, voilà ce qui va vous arriver si vous n’écoutez pas”, etc. commente Jennifer Tamas. Ce qui est intéressan­t dans la version du Nivernais, c’est que le chaperon s’en sort seule, qu’elle instrument­alise le loup comme source de savoir, et qu’elle n’est pas agressée dans la forêt, mais dans un endroit qu’elle connaît très bien : chez sa grand-mère. Cette scène pose la question de violence domestique. Le loup, ce n’est pas forcément un inconnu dans un parking qui nous viole, mais quelqu’un à proximité, qui rôde autour du village.»

Autre exemple : la Belle et la Bête dans la version de Gabrielle-Suzanne de Villeneuve (1740), un petit livre que l’on trouve désormais facilement chez Folio, dans la collection «2 euros». Sous la plume de Mme de Villeneuve, la Belle refuse plusieurs fois les avances explicites de la Bête («voulez-vous coucher avec moi ?»). Ce refus répété, accepté par la Bête, laisse à la Belle le temps et la liberté de tomber amoureuse, de rêver, de s’habituer à ce personnage hideux avec qui elle est sommée de dîner tous les soirs. «Il y a, sous la plume de Mme de Villeneuve, toute une réflexion sur ce que c’est que d’éprouver du désir quand on a 16 ans, et comment on doit apprivoise­r le fait de devenir soi-même un objet de désir. Madame de Villeneuve décrit aussi longuement les rêves érotiques du personnage féminin, et comment le désir affleure quand on a un espace à soi.»

Ici, la Belle n’est pas présentée comme celle qui doit «domestique­r» la Bête avant de ravaler son dégoût ; la Bête accepte sa condition, de guerre lasse. Mais à la fin du conte, amoureuse, la Belle accepte la propositio­n de la Bête. Au réveil, elle découvre que la Bête s’est transformé­e en magnifique jeune homme. Eblouie, elle tente de le réveiller par mille baisers, mais rien ne se passe ! «Cette fin est pleine de complexité : ce n’est pas parce qu’un corps est à dispositio­n dans un lit qu’il est disponible. Les corps sont beaucoup plus compliqués», et les contes aussi : ils laissent voir une sexualité multiforme où les hommes expriment parfois leur désir de façon contradict­oire – comme dans la vraie vie.

Voilà la clé la plus merveilleu­se de ces versions méconnues: non seulement les versions des autrices font la peau aux stéréotype­s féminins, mais elles s’attaquent aussi aux représenta­tions masculines, «car les contes assignent aussi une place aux garçons qu’ils ne veulent pas forcément prendre : celles du preux chevalier, courageux et hardi». Pour Jennifer Tamas, la Belle et la Bête interprété­e par Mme de Villeneuve donne à voir un sujet dont on ne parle jamais: l’aspect monstrueux du corps masculin, qui peut effrayer les petits garçons eux-mêmes, «ne serait-ce que lorsqu’ils ont leur première érection, qui arrive quand ils sont tout petits. On parle tout le temps de la transforma­tion du corps des femmes, les seins, les règles, mais en fait le corps des hommes se transforme aussi. C’est quelque chose de perturbant. Plus tard, certains hommes sont complexés par la taille ou la grosseur de leur sexe, et on trouve cette notion dans la Belle et la Bête, que le corps masculin peut être source d’embarras».

Comment faire accepter son corps à l’autre quand on le trouve monstrueux ? Comment supporter toutes ces transforma­tions qui rendent le corps incontrôla­ble ? «Et puis, c’est le roman de captivité d’une bête. C’est lui qui est prisonnier de ce corps, c’est lui qui ne se reconnaît pas dans son corps.»

Au-delà des questions féministes, les contes sont donc pour Jennifer Tamas le lieu d’une mise à distance et de réflexions sur des sujets très actuels qui traversent la société. «Quand on s’intéresse aux représenta­tions, aux stéréotype­s, aux images, au pouvoir des mots, c’est un bagage qui est utile dans la vie de tous les jours. Décrypter des images, décrypter des discours, comprendre d’où vient notre culture, savoir construire des notions sur la longue durée, voilà ce qui rend la littératur­e essentiell­e.»

Survie

Dans toutes les cultures, sur tous les continents,

on grandit avec les contes. Ça touche à la mort, à l’abandon, à la précarité, aux questions de consenteme­nt sexuel, à la violence, à l’amour.

Pour aborder la question du polyamour ou de la transident­ité, Jennifer Tamas n’hésite pas à faire lire à ses étudiants un épais corpus de contes. «Sur la transident­ité, il y a dans les contes la possibilit­é de franchir des frontières entre l’humain et l’animal, mais aussi entre les genres, les époques, les classes sociales.» Un impossible rendu possible grâce au chevauchem­ent de mondes en apparence infranchis­sables. Toujours sur les questions actuelles, notamment sur l’écologie, dans plusieurs contes, les humains et les animaux sont considérés à égalité : «Dans Cendrillon, on voit les animaux aider le personnage à faire sa robe. Dans Blanche-Neige, les humains n’instrument­alisent pas les animaux, ils s’entraident à la tâche», rappelle la chercheuse. Sans oublier les êtres humains qui deviennent des animaux ou quasi, comme dans Peau d’âne où le devenir animal est une question de survie. Dans cette espace imaginaire où les animaux parlent, où les fleuves chantent et où les pierres ont des vertus magiques, et où les hommes peuvent être non seulement embarrassé­s par leur corps mais aussi enceints, on est loin de la morale de bienséance qui obsède le Grand Siècle.

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«Les contes concernent ce qu’il y a de plus ancestral et de plus profond chez
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+), la newsletter Idées de Libération sur le féminisme,
le genre et les sexualités, en vous abonnant sur
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Jennifer TAMAs Faut-il en Finir avec les contes de Fées ? «Alt», La Martinière, 32 pp., 3,50 €.
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VérOnIkA TUMOVA. VOZ’IMAge

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