A. G. Cook, la fête dans les nuages
Le génial producteur et fondateur de PC Music sort «Britpop», triple album multitemporel, odyssée résistante à l’uniformisation des genres.
I«Ma musique a besoin d’être constamment
dérangée par des éléments insondables pour devenir un peu plus que ce qu’elle est.»
l est toujours là, quelque part dans les crédits. En tant que producteur, compositeur, conseiller artistique derrière toutes les chansons qui nous excitent quand on parle de pop en ces déroutantes années 2020, quand ce qu’on entend nous fait nous dire «mais oui, mais oui, la pop peut encore être futuriste, expérimentale et exaltante». Les chansons de l’Américaine Caroline Polachek, de l’Islandais Jónsi, des Français Oklou et Christine and the Queens, de l’Australien Troye Sivan, de la Japonaise Hikaru Utada. Celles de Charli XCX, dont il est producteur exécutif depuis que l’Anglaise, à l’avant-garde d’un mainstream qui refuse de baisser les bras face aux marketeux frileux des majors du disque, lui a mis le grappin dessus au milieu des années 2010. Ou de Beyoncé, dont il a coréalisé une chanson de Renaissance, l’épatante All Up in Your Mind. Aussi celles du label qu’il a fondé dans l’anonymat en 2013, PC Music, dont il était à la fois le Phil Spector, le Peter Saville et le Tony Wilson, accompagnant, collaborant, curatant, produisant, composant, illustrant pour toute une escadrille d’artistes (GFOTY, Hannah Diamond, Danny L Harle Easyfun…) qui demeurent au firmament des expériences les plus puissantes et sophistiquées de la pop électronique de la décennie passée. Les chansons, enfin, de ses propres disques protéiformes, 7G (49 morceaux étalés sur sept disques virtuels), Apple (dix chansons, format classique) et aujourd’hui Britpop, triple album architecturé selon trois époques (passé, présent, futur) et autour des genres qu’Alexander Guy Cook, dit A. G. Cook, a exploré et remanié selon ces manières virtuoses et improbables qui ont donné naissance à ce faux genre qu’il a initié malgré lui, l’hyperpop, de l’électronique la plus baroque à l’indie pop susurrée à deux doigts du micro.
Autodestruction. «Les plus beaux moments que j’ai passés en studio avec d’autres artistes sont les plus radicaux, ceux où l’on se met d’accord que le temps est venu de tout casser, nous confie Cook depuis Los Angeles, où il vit et travaille depuis 2018, sans avoir rien perdu de son allure de grande gigue geek ni de son accent british à couper au couteau. C’est un avantage de notre époque et de notre technologie. Rien n’empêche Tame Impala de balancer un drop de dubstep au milieu d’une chanson. Ils ne le font pas parce qu’ils se situent dans la continuité d’époques de la musique où c’était tout un bazar de mettre en place les conditions pour péter les plombs dans une chanson. J’ai beaucoup de mal à ne pas m’autoriser ça quand je compose, parce que la possibilité est là, sous la main.» Faire avancer la pop, en d’autres termes, peu importe vers où – vers l’accident, l’inconnu, l’outrance voire l’autodestruction, voilà le modus operandi irrésistible (pour lui, pour nous) d’A. G. Cook, pour qui rien d’autre ne semble importer que le mouvement.
Ecoutez Silver Thread Golden Needle, qui ouvre Britpop : pas une seconde des quelque dix minutes de cette odyssée dance pop en la majeur qui soit exemptée d’une surprise, d’un virage ou d’une mutation. A deux doigts de l’écriture automatique assistée par logiciel de MAO, Cook fait presque un manifeste de volonté et de liberté. A l’heure où ce producteur influent et de plus en plus demandé par le mainstream pourrait nous livrer un gros machin façon démonstration crâneuse saupoudrée de prestigieux invités, il préfère rappeler qu’il est, depuis la montée en puissance de PC Music, un artiste comme il l’entend – obsessionnel, irrationnel, caractériel.
Qui sort donc un triple album titré Britpop qui n’a de britpop que le nom, dont certaines parties empruntent à l’esthétique de démantèlement permanent d’Aphex Twin (dont Cook a un jour «remaké» en entier le plus grand tube, Windowlicker) d’autres, chantées par lui-même, aux balades des Smashing Pumpkins, d’autres encore à la dance pop la plus joyeusement juvénile (Charli XCX en renfort sur deux morceaux). «Je suis impatient d’avoir des retours du public, qui va forcément exprimer des avis très contrastés sur les différentes parties de l’album. C’est le genre de tension que je recherche. Je trouve ça très sain dans un monde où la principale manière d’accéder à la musique est le streaming, où tout est relégué au même niveau, atomisé.» Paroles étonnantes de la part du fondateur de PC Music, longtemps virtuel et dont la plupart des références étaient des chansons ou des mégamixs au statut ambigu. «Mais le streaming n’existait pas, la musique circulait sur Soundcloud ou en MP3. L’un des avantages de l’album –un objet artistique complexe qui permet de mettre en oeuvre le conflit, de mettre en tension les esthétiques, d’embarquer le public dans ses propres conflits, de se mettre au défi– est d’exister dans un monde de la musique devenu très chaotique.»
Borderline. On y revient. PC Music, label adoré, au-delà du culte, dont l’identité se confondait volontiers avec celle de Cook luimême, a cessé ses activités en même temps que s’achevait 2023, et avec lui une des dernières utopies pour une pop d’avant-garde, qui fonctionne autant sur le dancefloor que dans les thèses des doctorants. Fatalement, le sabordage colore l’écoute de Britpop d’une inexorable teinte nostalgique –surtout la première partie de l’album, celle consacrée au «passé» dans laquelle Cook dit avoir tenté de retrouver l’excitation des premiers jours, quand il posait les bases de son art collé à l’écran de l’ordinateur.
Mais aussi la troisième, celle consacrée au «futur», et qui en serait l’avatar instable et un peu plus audacieux encore. Là, les matières sonores, les envolées d’effets sonnent plus décapantes, inattendues et borderline que jamais, et la musique d’A. G. Cook, quand les mélodies s’installent dans le cerveau, plus réalisées qu’à n’importe quelle autre période de sa carrière. Peu importe ce qu’on pense de la teneur de ses chansons, l’Anglais est un maître du grand écart comme, avant lui, Björk, Kate Bush ou les Neptunes. «Cette vague notion d’un disque consacré au futur m’a encouragé à doubler la mise et retrouver ce qui m’animait principalement quand j’ai commencé, vers 2012 : l’optimisme. Ma musique a besoin d’être constamment dérangée par des éléments insondables pour devenir un peu plus que ce qu’elle est au premier abord.» Un peu plus, elle l’est, et l’a toujours été. Optimiste, aussi. Ce beau disque est une belle manière de le rester.