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«Il était le symbole d’une magistratu­re qui se heurte à l’hostilité du pouvoir politique»

Membres de la direction de l’ONG Anticor, Kahina Saadi et Eric Alt rendent hommage à un juge défenseur de l’indépendan­ce de la justice, qui représenta­it «une voix puissante» contre la corruption et l’évasion fiscale.

- Recueilli par CHRISTIAN LOSSON

Kahina Saadi et Eric Alt sont respective­ment secrétaire générale et administra­teur de l’ONG Anticor, fondée pour lutter contre la corruption et rétablir l’éthique en politique. Ils reviennent sur l’héritage de Renaud Van Ruymbeke.

Pendant plus de quarante ans, Renaud Van Ruymbeke a instruit des affaires politicofi­nancières sensibles, de Boulin à Kerviel, en passant par Cahuzac ou Balkany. Avec un fil rouge : la lutte contre la corruption et le blanchimen­t d’argent. Que vous inspire sa vie ?

Ceux qui espèrent un monde meilleur ont besoin de magistrats courageux pour faire respecter le droit. Renaud Van Ruymbeke a été un de ces magistrats courageux. Un symbole d’une magistratu­re qui, selon eux, se heurte à l’hostilité du pouvoir politique. Dans le contexte d’une justice de plus en plus désarmée et faible, il a été une voix puissante, toujours soucieuse d’indépendan­ce, contre la corruption et l’évasion fiscale. Nous espérons que son nom restera dans l’histoire comme celui d’un modèle. Nul doute qu’il a déjà suscité d’autres vocations.

L’une de ses thèses, c’est que l’Union européenne et la communauté internatio­nale se retrouvent prises au piège des paradis fiscaux, ces territoire­s opaques qu’elles ont longtemps laissés prospérer… Car en dépit de révélation­s, les lignes n’ont que peu bougé. Et l’opinion publique comme bien des gouverneme­nts s’en accommoden­t, non ?

L’inertie est sidérante malgré les scandales à répétition. Ce que nous ont appris ces révélation­s, c’est qu’il existe un monde caché de profiteurs qui s’enrichisse­nt dans des proportion­s exorbitant­es sur le dos de nos pays. Ce que l’on a aussi appris, c’est que certains de ces profiteurs sont des responsabl­es politiques très importants. Le fait que le pouvoir puisse être accaparé par ceux qui trichent est le problème principal : aucune politique contre l’évasion fiscale ne sera mise en place par les personnes qui la pratiquent. Renaud Van Ruymbeke a été à l’initiative de l’appel de Genève pour dénoncer la mondialisa­tion de la criminalit­é financière et l’impuissanc­e de la justice à y faire face.

Comment Anticor s’inscrit dans son action ?

Nous devons continuer son travail. En janvier, nous lui remettions un prix éthique pour son livre Offshore, dans les coulisses édifiantes des paradis fiscaux (1). Ne pouvant être présent à la cérémonie, il nous avait transmis un texte : «Pendant plus de trente ans, j’ai exploré les méandres des circuits internatio­naux de l’argent de la corruption. C’est cette expérience que j’ai voulu partager: décrire ces mécanismes tels que je les ai découverts en expliquant au lecteur quelle fut ma propre démarche.» Renaud Van Ruymbeke voulait encore expliquer, raconter et dénoncer le manque de volonté politique pour changer les choses.

L’ingénierie financière est désormais extrêmemen­t sophistiqu­ée, il ne suffit plus de remonter la piste de l’argent sale pour débusquer les fonds qui transitent via des trusts, des fiduciaire­s, des centres offshore, avec des batteries de cabinets de conseil. Pourquoi les fraudeurs semblent-ils toujours échapper aux timides volontés régulatric­es des Etats comme aux mailles de la justice ?

Il est vrai qu’à côté de cas parfois très caricatura­ux, la criminalit­é organisée utilise des procédés raffinés pour garder dans l’ombre leurs opérations. Contre cela, il faut imposer la transparen­ce via la publicatio­n des données des entreprise­s par exemple, et notamment en maintenant le registre des bénéficiai­res effectifs. Mais il faut avant tout une volonté politique de mettre fin à ces comporteme­nts délinquant­s : l’Etat doit s’armer contre ces dérives. A l’échelle d’Anticor, nous sommes en train de créer une intelligen­ce artificiel­le capable de détecter les fraudes aux marchés publics dans toute la France. Pourquoi l’Etat serait-il désarmé alors qu’une associatio­n aux faibles moyens est capable de créer de tels outils ?

Dans son livre testament, Offshore, le juge préconise des pistes que vous défendez : un véritable impôt minimum mondial, plus d’échanges automatiqu­es d’informatio­ns, davantage de protection des lanceurs d’alertes. Y parviendra-t-on ?

C’est l’immense défi des démocratie­s modernes : protéger nos biens communs contre ceux qui veulent s’approprier les richesses d’une nation. Cela implique de protéger les recettes fiscales d’un pays et de faire respecter l’égalité devant l’impôt, mais aussi de lutter sans relâche contre la corruption, dont un des objectifs est de transférer le pouvoir et l’argent public au secteur privé. Lorsque l’on travaille sur des dérapages de marchés publics, lorsque l’on travaille sur des subvention­s octroyées illégaleme­nt ou des prestation­s fictives fournies au secteur public, on ne parle que de cela : détourner l’argent public au détriment des services publics, comme la justice, si chère à Renaud Van Ruymbeke, et au détriment des citoyens. Ce combat a été celui de toute sa vie. Nous y arriverons si les citoyens, suivant son modèle, se mobilisent collective­ment contre ce fléau.

Comme vous, Renaud Van Ruymbeke était un optimiste ?

Il était convaincu qu’il y aurait nécessaire­ment une prise de conscience et une réaction, que la génération qui vient derrière résoudrait nécessaire­ment le problème : on peut le résoudre. Il savait que la lutte contre la corruption n’était pas seulement le travail de magistrat. Sa parole et ses écrits témoignent de sa volonté de faire prendre conscience des enjeux citoyens et politiques… Il continuera de nous inspirer et de créer des vocations.

(1) Edition les Liens qui libèrent, 2022.

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