Najat VallaudBelkacem «L’entre-soi scolaire du haut est à la source du ghetto scolaire du bas»
Jérémie Fontanieu «L’autorité ne se décrète pas à coups de menton, elle nd nécessite écoute et respect»
Restaurer l’autorité à l’école ? Cette question mérite mieux qu’un exercice de communication. Pour l’ex-ministre de l’Education nationale et le professeur de la Seine-Saint-Denis aux 100 % de réussite au bac, créer l’émulation et la paix en classe passe nécessairement par la mixité sociale.
Après le fiasco Oudéa-Castéra à l’Education nationale, dont les bourdes ont attiré l’attention sur les inégalités massives qui séparent les élèves français (dans le public, l’enfant le plus pauvre de l’établissement le plus riche serait le plus riche de l’établissement le plus pauvre), l’uniforme et les groupes de niveau ont créé la confusion. Puis Gabriel Attal a annoncé des mesures d’«autorité» à l’école après les violences graves impliquant des adolescents. Une solution à cette violence ? Pour l’exministre de l’Education nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche Najat Vallaud-Belkacem, c’est la mixité scolaire. Avec le sociologue François Dubet, elle publie le Ghetto scolaire (Seuil), ouvrage de deux «enfants de l’école publique» qui tente de montrer les réussites du programme national d’expérimentations en faveur de la mixité scolaire au collège. Lancé début 2015, abandonné par la majorité macroniste, ce programme a été évalué en avril 2023 par un comité scientifique indépendant qui salue une «amélioration du climat scolaire» dans plusieurs établissements tests.
Libération a convié l’ex-ministre à Drancy (Seine-Saint-Denis), au lycée Eugène-Delacroix, où Jérémie Fontanieu enseigne les sciences économiques et sociales depuis 2012. Sa méthode pédagogique, «Réconciliations», s’appuie sur l’implication des parents d’élèves et porte ses fruits avec 100 % de réussite au bac. C’est dans ces murs que Fontanieu a tourné le documentaire Le monde est à eux (en salles) avec sa classe de terminale en 2019-2020. Dans un climat de défiance à l’encontre des adolescents, l’extrême bienveillance qui y règne entre Aliya, Fatih, Guillaume, Killan, Yness et les autres surprend. Et leur goût manifeste d’apprendre donne des raisons de croire encore à l’école.
Comment avez-vous reçu les mesures sur l’autorité à l’école annoncées par Gabriel Attal dans son discours de Viry-Châtillon ?
Najat Vallaud-Belkacem : L’hyperviolence entre adolescents, dont on a eu plusieurs illustrations dramatiques ces dernières semaines, est un sujet trop important pour que l’exercice de communication l’emporte sur le travail de fond. Dans ce genre de moment, la responsabilité des hommes et des femmes politiques doit moins être de marquer l’opinion avec des mesures chocs que de construire les cadres structurants qui manquent ou dysfonctionnent. La sécurisation des établissements scolaires, la réflexion sur les écrans et les réseaux sociaux, oui. Les travaux d’intérêt général pour «familles démissionnaires» ou la remise en cause de la justice pénale des mineurs, non. Jérémie Fontanieu : Avec les collègues, nous avons reçu ces mesures dans le même mélange de colère et de frustration que d’habitude : ce qui est annoncé ne va tout simplement pas nous venir en aide dans notre quotidien d’enseignant. L’autorité dont nous avons besoin pour accomplir notre mission auprès des élèves, elle ne se décrète pas à coups de menton mais nécessite de l’écoute et du respect : c’est avec la confiance qu’on parvient à se tirer mutuellement vers le haut.
Que dire du cafouillage sur les classes de niveau ?
N.V.B. : On sent que Nicole Belloubet essaie de rattraper les annonces à l’emporte-pièce de Gabriel Attal, sans le dédire totalement. Alors, on essaye de nous rassurer en nous expliquant que ce ne seront pas des
«Notre réussite n’est possible que parce que les profs qui nous rejoignent le font de manière volontaire. La liberté pédagogique est fondamentale.»
Jérémie Fontanieu Professeur en sciences économique et sociales
en Seine-Saint-Denis
classes de niveau mais des groupes de besoin. Mais si vraiment c’est cela, ça s’appelle de «l’accompagnement personnalisé», précisément ce qu’on avait mis en place avec la réforme du collège en 2016 et que Jean-Michel Blanquer a détricoté en arrivant à l’Education nationale. Quelle perte de temps et quel gâchis. J.F. : Avec le décret qu’ils ont sorti, le groupe de niveau devient la norme. Sans même parler de la catastrophe d’un point de vue logistique, c’est aussi une catastrophe morale puisqu’on stigmatise les élèves. Cela ressemble à une officialisation du renoncement à l’objectif du collège unique.
Qu’est-ce que les polémiques autour d’Amélie Oudéa-Castéra ont changé dans le débat sur l’école ?
N.V.B. : Elles ont braqué la lumière sur la réalité de l’entre-soi scolaire du haut, qui est à la source du ghetto scolaire du bas. Les établissements publics ne seraient pas dépeuplés de leurs classes moyennes et aisées s’il n’y avait pas cette concurrence très problématique de certains établissements privés, et
parfois publics cherchant à ressembler au privé, qui les attirent en leur faisant précisément miroiter cet entre-soi. A chaque fois que je menais une réforme pour plus de mixité dans l’Education, on me répondait: «Comprenez que les parents ne veulent pas que leurs enfants soient mêlés à “la masse”.» Quel mot terrible. Mais c’est à force de laisser prospérer des établissements repoussoirs, véritables concentrés de précarité sociale, de non-considération des pouvoirs publics, ou d’ambitions scolaires ajustées à la baisse qu’on a installé cet imaginaire de «la masse» qu’il s’agit de fuir pour rendre service à son enfant.
J.F. : On a beaucoup parlé de l’aspect insultant de ses propos entre profs, mais ça ne nous a pas surpris. Elle a montré que le véritable séparatisme n’est pas celui qu’une partie de la classe politique aime bien désigner. Et je le dis en tant qu’enfant de bourgeois, avec des parents cadres. Durant mon enfance dans les Hauts-de-Seine, j’ai vécu ce que les sociologues décrivent : «Plus la scolarité avance, plus la mixité sociale diminue.»
D’autant qu’on peut dorénavant classer les établissements en fonction de leur IPS, indice de position sociale (1)…
N.V.B. :
Oui, depuis que le ministère a été contraint de rendre publics ces fameux IPS des établissements grâce au procès intenté par un journaliste en 2019, on sait que 75 % des établissements ayant les IPS les plus élevés sont privés. Sur la base de ces données objectives, il est désormais indispensable de mettre en place une allocation progressive des moyens qui tienne compte de la composition sociale des établissements et de leurs efforts ou absence d’efforts pour la rééquilibrer.
J.F. : Ici, à Drancy, l’indice est de 83, en sachant que la moyenne du public est à 100. Nous faisons partie des 25 % d’établissements les plus modestes ; c’est un établissement moyen de la Seine-Saint-Denis finalement.
Dans le film, vous tenez un discours volontariste aux élèves lorsque vous leur enseignez les thèses de Pierre Bourdieu sur la reproduction sociale : «On va faire 100 % de réussite au bac
dans un lycée où on plafonnait à 70 %.» Tout n’est donc qu’une question d’incantation ?
J.F. :
Je tiens le même discours que tous les enseignants en début d’année : soyez assidus, ne bavardez pas en classe, arrivez à l’heure, ne révisez pas juste la veille du contrôle… La seule chose qui nous distingue, c’est le soutien des familles. C’est le coeur de la méthode qu’on a appelée «Réconciliations». Elle consiste à appeler individuellement les parents très tôt, avant la rentrée, pour leur dire qu’on ne va pas y arriver sans eux, puis à entretenir ce lien grâce à des SMS hebdomadaires. Au début, c’est la sévérité : avec les infos sur les notes et le comportement transmises aux parents, ils font à la maison le travail dont on a besoin, et les élèves arrêtent de gâcher leur potentiel. Cette méthode est utilisée par 200 professeurs, qui connaissent les mêmes résultats que nous. C’est le déclic qu’on voit dans le film. A partir de là, on est comme porté par les élèves. En classe, il n’y a plus besoin de se battre contre eux. Ils ne sortent plus leur téléphone, ils ont intériorisé le fait qu’ils sont là pour bosser et qu’on est là pour leur bien. Cette alliance avec les parents ne va pas de soi dans l’Education nationale, mais elle fonctionne. C’est pourquoi mon discours n’est pas du tout le libéral «Quand on veut on peut». On n’est pas des superprofs ! Sinon, on n’appellerait pas les familles à l’aide !
N.V.B. : Dans nos manières de nous adresser aux élèves, il faut dans la mesure du possible éviter de créer une dissonance ou un conflit de loyauté avec les familles. Un élève ne peut pas être en condition de réussite s’il a l’impression que sa famille est méprisée par l’institution scolaire ou par ceux qui lui parlent de l’école. Dans le livre, on montre que le succès des projets de mixité sociale dans les départements expérimentateurs a tenu pour beaucoup à la manière dont sont embarqués les parents. Il faut vraiment les prendre au sérieux, les moins aisés comme les plus aisés.
Faire de la «moraline» en disant à ces derniers: «Vous êtes de mauvais citoyens de contourner la carte scolaire», ça ne marche pas. Quand on doit choisir entre être mauvais citoyen ou mauvais parent, on préfère être mauvais citoyen! Il est bien plus efficace de démontrer à ces familles que leur enfant a tout à gagner à évoluer dans des classes mixtes.
La méthode «Réconciliations» est-elle «nationalisable» ?
J.F. : Non ! Notre réussite n’est possible que parce que les profs qui nous rejoignent le font de manière volontaire. La liberté pédagogique est fondamentale. L’Elysée, dans le cadre du Conseil national de la refondation, nous avait proposé de diffuser à une échelle nationale la méthode. On leur a dit : «Si vous avez de l’estime pour ce qu’on fait, ne prononcez pas notre nom!» Parce que le jour où on sera associé aux politiques éducatives catastrophiques mises en place, ça va nous tuer complètement.
N.V.B. : Les initiatives que j’ai lancées sur la mixité scolaire ont fonctionné, car on n’a pas imposé une mesure venue d’en haut. Je suis allée voir chacun des départements en leur demandant de choisir dans un panel de solutions celle qui convenait le mieux à leur territoire. D’où des expérimentations à la fois diverses et parfois très originales. Dans le XVIIIe arrondissement de Paris, ils ont créé une montée alternée entre deux établissements: les élèves font leur 6e et 5e dans le premier, leur 4e et leur 3e dans le second. Là où l’Etat devrait agir, c’est en assumant une impulsion nationale et en exigeant désormais de tous les départements qu’ils s’y collent. Et bien sûr, en y incluant le secteur privé.
Vous faites un lien entre les émeutes après le meurtre de Nahel et l’absence d’espoir dans l’école. Pourquoi pensez-vous que la mixité scolaire est un remède ?
N.V.B. :
Quand vous étudiez dans un établissement où le plafond se casse la gueule, comme ici en Seine-Saint-Denis, vous avez aussi accès, par le flux continu des images sur les réseaux sociaux, à la réalité parallèle du lycéen Henri-IV. Quand on découvre qu’à Stanislas, les familles peuvent contourner Parcoursup, alors que dans le reste du pays ce simple nom résonne comme un parcours kafkaïen de tensions et d’empêchements, oui, cela crée du ressentiment. Il est d’ailleurs aussi dur à vivre pour les élèves que pour leurs professeurs. Une professeure m’a récemment dit –et je la comprends tellement: «Quand vous avez été assistante sociale d’un élève, c’est difficile ensuite d’être son prof.»
Et puis, cette déconnexion de ceux qui sont dans l’entre-soi du haut, qui n’ont fréquenté que des écoles de bourgeois qui leur ressemblent, a aussi des conséquences délétères qui dépassent largement le cadre de l’école. Cette déconnexion rend inaudible la parole de l’élite : n’ayant pas grandi avec les autres, elle ne peut pas parler des autres. L’absence de mixité scolaire n’est donc pas qu’un problème de société, elle est un problème démocratique. Car les classes populaires finissent, pour une partie d’entre elles, à force de recevoir des leçons de gens qui ne connaissent pas leurs vies et n’ont jamais fait l’effort d’essayer de la comprendre, par voter avec les pieds.