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IdéEs/ La fin de l’Etat ne doit pas être celle du politique

Alors que la forme Etat-nation semble à l’agonie, il est urgent d’imaginer une nouvelle appartenan­ce politique qui lie chaque être humain à la totalité des vivants et de la planète et non à une seule portion de celle-ci.

- Par EmanuELE CoCCia Philosophe, maître de conférence­s à l’EHESS

On dit que la ville a capitulé à la fin de l’été : le 24 août 410 après un siège très court, Rome, la ville qui avait construit un empire et subjugué la Méditerran­ée est humiliée et mise à sac pendant trois jours par les troupes wisigothiq­ues commandées par Alaric. Il ne s’agit pas seulement d’une défaite militaire: c’est le premier signe clair de la chute d’une institutio­n politique qui semblait immortelle parce qu’elle avait inventé des formes inégalées. C’est de ce même empire aujourd’hui enterré que les Etats européens modernes ont hérité de la technique de production des formes sociales que nous avons l’habitude d’appeler «le droit». C’est pourquoi, c’est moins la guerre qui a effrayé les commentate­urs de l’époque qu’un doute, plus insidieux et difficile à dissiper, sur la fragilité des institutio­ns politiques en tant que telles et le sens de leur disparitio­n. Ce qui semblait révolu, en fait, ce n’était pas un seul Etat, mais l’idée même de politique. «Le monde entier meurt dans une seule ville», écrivait l’un des grands intellectu­els de l’époque. Seize siècles plus tard, ce doute brûle encore dans nos conscience­s. Quand et comment un Etat meurt-il ? Et qu’est-ce que cela signifie pour la vie d’un peuple? Subsistet-il encore après la fin de l’institutio­n qui en avait fait une réalité politique? En effet, on pourrait penser que si un peuple continue d’exister même lorsque l’institutio­n qui régissait sa vie prend fin, il n’y a pas besoin de politique ni de cette institutio­n elle-même. La fin de l’Etat oblige à repenser les raisons pour lesquelles les peuples, pour exister et se constituer en tant que tels, doivent passer par des institutio­ns, des lois, des Etats. Inversemen­t, elle permet de comprendre que s’il reste quelque chose après la fin d’un Etat, si la vie d’un peuple n’est pas nécessaire­ment terminée, alors, il y a forcément une dimension de la vie des peuples qui échappe à la politique. C’est sur ces questions qu’Augustin, philosophe berbère né dans l’une des grandes capitales de l’Algérie actuelle, a composé son oeuvre peut-être la plus importante, centrée sur la possibilit­é de penser d’une politique supérieure à celle des humains.

Selon lui, la chute de Rome avait déjà eu lieu avant l’effondreme­nt militaire. Depuis longtemps elle avait cessé d’être un peuple, car un peuple n’existe que lorsqu’une série d’individus sont liés par des intérêts communs et une forme de justice : or, la justice a fait défaut à Rome pendant des décennies. Et la fin d’un Etat, selon Augustin, suppose sa refondatio­n sur une autre base : créer un Etat, c’est créer un peuple qui se définit par un nouvel ordre du désir et de la volonté. Il n’y a pas de justice s’il n’y a pas de désir de justice : une multitude d’individus devient peuple à son avis, non pas à travers la loi, mais grâce à un ordre érotique spécifique.

Revenir aujourd’hui sur cet épisode et ces questions n’est pas un exercice de mémoire stérile. Même lorsqu’il ne s’agit pas de souvenirs personnels, le passé revient souvent face à un danger imminent.

Nous vivons aujourd’hui un spectacle similaire: plus d’un Etat, sur plus d’un continent, est au bord de l’effondreme­nt ou dans une forme évidente d’agonie. Et c’est la forme Etatnation elle-même qui semble agoniser: l’idée que ce qui définit l’appartenan­ce politique est le lieu où l’on est né ou le lien généalogiq­ue avec ses parents n’a plus de sens dans une société composée d’individus qui ne cessent de migrer et qui ne se marient plus pour produire des liens généalogiq­ues.

On peut alors se demander pourquoi on continue à numéroter et à nommer les peuples de la planète selon ces institutio­ns obsolètes et désuètes que l’on appelle des «Etats» et qui ne peuvent en aucun cas résoudre les problèmes les plus importants de la vie contempora­ine. Ni la question écologique, ni la question de la santé, ni la redistribu­tion des richesses produites par les transactio­ns financière­s ne peuvent être formulées sur une base nationale. Il faut s’efforcer d’imaginer une nouvelle appartenan­ce politique qui lie chaque être humain à la totalité de la planète et non à une seule portion de celle-ci. Et il est urgent de repenser l’idée de peuple, c’est-à-dire d’une communauté qui, à la différence des innombrabl­es communauté­s auxquelles chacun d’entre nous appartient, possède une dignité politique et le pouvoir d’imposer un ordre commun. Nous devons apprendre à ne reconnaîtr­e comme politiques que les liens qui nous unissent à la planète entière et non à une portion d’elle, et à banaliser et à rendre indifféren­te toute identité collective de nature généalogiq­ue ou territoria­le. Nous sommes peuples seulement parce que nous aimons la planète entière et tous ses vivants. C’est seulement ainsi que la fin de l’Etat ne coïncidera pas avec la fin de la politique. •

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