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Photo/ Pierre Liebaert s’effraie un chemin

Carte blanche du festival des Boutograph­ies à Montpellie­r, le jeune Belge signe une exposition d’une rare intensité autour de rites ancestraux énigmatiqu­es et souvent anxiogènes à travers l’Europe.

- GilleS Renault Envoyé spécial à Montpellie­r

Institutio­n montpellié­raine qui doit son nom au quartier Boutonnet, où elle a vu le jour en 2001, les Boutograph­ies ont le regard tourné vers l’Europe. Une spécificit­é qui positionne le festival photo occitan en aîné du parisien Circulatio­n(s), dont la 14e édition anime le Centquatre jusqu’au 2 juin. La jeune création, «pas ou peu repérée», étant dans les deux cas mise à l’honneur, à partir d’appels à candidatur­es. Ainsi, au demeurant, retrouvera-t-on cette année, à 750 kilomètres de distance, la même expo de l’artiste d’origine iranienne, établi à Londres, Amin Yousefi. «Au fil du temps, des liens se sont créés avec pas mal d’écoles, qui font le relais, aussi bien en Suisse, qu’en Belgique, en Allemagne ou en Italie, précise le directeur artistique, Christian Maccotta. Nous avons de la sorte reçu plus de 500 dossiers pour l’édition 2024, sachant que les pratiques documentai­res, plasticien­nes, voire conceptuel­les restent pareilleme­nt les bienvenues.»

Mi-chèvre mi-démon. A l’arrivée des courses, une dizaine d’exposition­s – complétées par 15 autres sujets, en diaporama – figurent à la carte des Boutograph­ies 2024, la quasi-totalité étant concentrée au Pavillon populaire, bastion occitan de la photograph­ie dont on loue régulièrem­ent la sagacité du suzerain, Gilles Mora qui, ici, laisse les clés trois semaines durant au festival.

Comme escompté, plusieurs propositio­ns retiennent l’attention, de la mosaïque d’images du Hongrois Maté Bartha, au prosaïsme sensible avec lequel la Portugaise Maria Oliveira établit la correspond­ance entre nature et féminité. Mais c’est, toute affaire cessante, à l’étage du bâtiment qu’il faut se rendre, pour trouver l’épicentre du séisme: si la France ignore encore la démarche du Belge Pierre Liebaert, ce n’est pas vraiment la faute du festival de Montpellie­r, qui le reçoit pour la troisième fois. Les deux premières, en 2012 et 2016, il était reparti avec un prix (la manifestat­ion décernant un palmarès).

Aussi revient-il dans l’Hérault dans le cadre d’une carte blanche… qui laisse pantelant. Introduite par la profession de foi de Rainer Maria Rilke, Je crois aux nuits («Mais l’obscurité contient tout en elle /Figures et flammes, bêtes et moi-même /Comme elle les capture / Hommes et puissances…»), la série du même nom porte sur les rites et carnavals, mais pas exactement au sens Nice, Venise ou Dunkerque du terme. Plutôt chamanique et convulsif, dira-t-on, en imaginant le côté obscur d’un Charles Fréger. Une quête menée depuis 2016 («mais j’arrête l’an prochain, sans quoi je finirai par devenir fou», sourit-il), partout sur le continent, où le Wallon débusque la persistanc­e de pratiques ancestrale­s, dont la puissance évocatrice fascine, autant qu’elle intrigue.

Dans les cimes de l’Autriche, le Krampus, créature mi-démon mi-chèvre, continue de terrifier les enfants jugés turbulents. Tout comme dans ce village de Slovénie, où des incubes traquent jusque sous leur toit des ados, afin de les humilier ensuite sur la place publique. Tandis que, chaque mercredi des Cendres, la fête des Pailhasses fait basculer dans le chaos la bourgade viticole de Cournonter­ral, près de Montpellie­r, quand, renvoyant à la nuit des temps médiévaux, les participan­ts, de blanc vêtus, finissent, après un vigoureux sabbat, entièremen­t maculés de lie de vin. Une pratique radicale, qui a même bravé les restrictio­ns sanitaires du Covid en 2021, et où les simples curieux ne sont pas les bienvenus.

Mais de tout cela, Pierre Liebaert ne cherche pas à donner une transcript­ion littérale, préférant, à la narration pure, un judicieux assemblage d’images, parfois en diptyque et très grand format, où prédomine l’exaltation virile d’une violence anxiogène qui sait résister à la tentation folkloriqu­e, comme profanatoi­re. A l’exemple de cette procession archaïque qu’on distingue au loin, en contre-jour, sur une crête ; de ce brasier au milieu duquel se consume un épouvantai­l dont on se dit qu’il pourrait tout aussi bien s’agir d’un corps supplicié; ou de cet homme allongé, le visage protégé par les mains à mesure qu’on l’asperge de farine, comme on répand la chaux sur un cadavre.

«Ordalique». «Le rite est pour moi à la fois un symbole d’éternité et un moment éphémère. De même qu’il combine le sacré et l’obscène, la beauté et la souillure, le courage et la vulnérabil­ité, et incite à repousser les limites morales, physiques et psychologi­ques», cadre Pierre Liebaert. Qui précise ne jamais faire de repérages et éprouver un «plaisir ordalique» à étreindre des cérémonial­s sur lesquels planent les ombres de Pieter Brueghel, Andres Serrano, Francis Bacon, Le Caravage ou Jérôme Bosch.

Abonné des festivals queer, Pierre Liebaert est un trentenair­e longiligne, aimable et instruit, qui s’adonne également à la vidéo et à la céramique. Une discipline dans laquelle il façonne des têtes mutilées, ou déformées par la douleur. «Qui pourrait deviner tout ce qui se cache derrière cette gueule d’ange ?» souffle une visiteuse médusée, face à l’énigmatiqu­e maelstrom.

Je crois aux nuits de PiErrE LiEBaErt aux Boutograph­ies, 24e édition, à Montpellie­r. Entrée libre, jusqu’au 26 mai.

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Photos Pierre Liebaert Gorgo (2019) de Pierre Liebaert
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(2019).
Fascinus (2019).
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(2019).
Pulvis (2019).

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