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Expo/ Les troubles fêtes de Claude Gillot

Des animaux anthropomo­rphes aux personnage­s hauts en couleur , le musée Magnin de Dijon révèle le génie de dessinateu­r du maître de Watteau, mort ruiné en 1722.

- PhiLiPPe Lançon

La plupart des gens connaissen­t Watteau. Très peu ont entendu parler de Claude Gillot, son aîné de onze ans, qui fut son maître entre 1705 et 1708 et qui l’influença comme nul autre. «Watteau n’emprunta pas seulement à Gillot les thèmes qui l’inspirèren­t toute sa vie, en particulie­r les fêtes galantes et les scènes de théâtre, lit-on dans le catalogue de la grande rétrospect­ive Watteau de 1984 au Grand Palais, mais encore le style schématiqu­e de ses premiers dessins.» L’exposition que le musée Magnin, à Dijon, consacre à Gillot révèle son génie de dessinateu­r, d’illustrate­ur, mais aussi comment il a influencé le créateur de Gilles. L’exposition a été décrochée du Louvre en décembre, cinq jours après l’ouverture : des infiltrati­ons menaçaient les oeuvres. On l’a donc déplacée, ce printemps, au musée Magnin. En cours de route, certains prêts ont rejoint leurs musées et collection­neurs. Il en reste assez pour que l’ensemble mérite le déplacemen­t.

Panthère. Dans les années où Watteau travaille avec Gillot, il est parfois aisé de confondre leurs dessins, même si, rapidement, le plus jeune saura conduire la grâce qu’ils partagent vers le mystère et l’essentiel. Surtout, il va peindre, tandis que Gillot se consacre surtout aux gravures, aux almanachs, aux illustrati­ons virtuoses de textes, comme les Fables de Houdart de la Motte. Plusieurs des 68 vignettes qu’il fit pour celles-ci sont exposées. On aimerait avoir un tel livre. Les Animaux comédiens résume assez bien l’état d’esprit de Gillot et de ce premier XVIIIe siècle, celui de la fin du règne de Louis XIV et de la Régence, où, après l’extinction momentanée des bigots, les gens veulent faire l’amour plutôt que la guerre et séduire plutôt que condamner. On est dans une clairière, dessinée à la gouache rouge avec rehauts de gouache blanche. Chaque animal tient son rôle. Le lion dirige, le taureau soupire, la génisse s’impose, le tigre conspire, le renard intrigue, etc. Il y a aussi une panthère, de dos, dont la queue forme avec celle du chien à terre une des figures favorites de Gillot: l’arabesque.

Ces animaux, très vifs et admirablem­ent saisis, sont légèrement anthropomo­rphes. Sur un socle, comme une statue, le singe se dresse, drapé et couronné. Sur la gouache, les autres le regardent, surpris et amusés. Dans le texte, ils se fichent de lui. Moralité : «La vie humaine est une pièce/Où nous avons notre rôle à jouer. / Chacun a le sien propre où Nature le dresse. / Et veut-on prendre un autre? On se fait bafouer.» La liberté est développée par la comédie, limitée par la nature. Qui va sans masque reste cloué à la pesante misère d’une identité. Qui veut les porter tous devient le bouffon d’une vie qui n’est plus la sienne. Houdart écrit : «Gillot, mon frère en Apollon ; / Car ce n’est pas par fantaisie / Que la Peinture avec la Poésie / Fraternise au sacré Vallon. / […] Ce que par les discours l’une peint à l’oreille / L’autre par les couleurs sait le conter aux yeux / […] Que sous ta main, Quadrupède­s, Oiseaux, / Insectes, que tout prenne une âme/ […] Tout animal par toi va dire au spectateur : / Qu’en pensezvous ? Suis-je automate ?» Les satyres, les sabbats, les fêtes du dieu Pan, les Arlequin, les Colombine, tous les acteurs, et même la vie pendant l’épouvantab­le hiver glaciaire de 1709, tout devient scène de théâtre et de mythologie. Le plus grand soin est apporté aux mouvements, aux costumes, à la compositio­n, à la longueur des jambes et des bras. Partout, cette minutieuse densité qui fait de chaque oeuvre un lever de rideau. Il faut regarder de près, longtemps: le diable qui vous attend est dans les détails. L’ami et premier biographe de Watteau, Gersaint, écrit que «Gillot a été le seul maître qu’on puisse véritablem­ent donner à Watteau» mais que, assez vite, «il regarda cet imitateur d’un oeil jaloux, et comme un rival

Les satyres, les sabbats,

les fêtes du dieu Pan, les Arlequin, les Colombine, tout devient

scène de théâtre.

que ses rapides progrès devait lui faire craindre, il se sépara de lui, pour le faire entrer au Luxembourg chez M. Audran.» Gillot a peint quelques tableaux. Au centre de l’exposition, les Deux Carrosses (1710-12) met aux prises Arlequin et Scaramouch­e, déguisés en dame et assis dans des voitures appelées «vinaigrett­es». La rue est étroite, personne ne veut céder : les deux laquais tirant les vinaigrett­es s’affrontent comme des taureaux, bien que sans cornes. Un juge en habit vient régler le conflit. La scène est tirée d’une comédie, la Foire Saint-Germain. Gillot dessine et peint la vie à partir du spectacle de la vie. Arlequin Empereur dans la Lune est attribué à Gillot et Watteau, sans que leurs multiples dessins, sans doute préparatoi­res, permettent de savoir qui a fait quoi. Ici, Arlequin dans sa calèche a pris un masque lui permettant de demander la main de Colombine à ses parents. Il est empereur de la Lune; mais il sera démasqué, horschamp, par des comédiens. Il faut savoir monter sur scène, mais aussi en descendre.

Ruiné. Toute cette fête qui met l’oeil sur les tréteaux, au coeur du vieux Dijon, rappelle «l’art d’éviter la sainteté» selon Cioran, grand amateur du XVIIIe siècle: «Apprends à considérer : les illusions comme des vertus; la tristesse comme une élégance ; la peur comme un prétexte ; l’amour comme un oubli ; le détachemen­t comme un luxe; l’homme comme un souvenir; la vie comme une berceuse; la souffrance comme un exercice ; la mort dans la plénitude comme un but ; l’existence comme une “vétille”.» Claude Gillot est mort un an après Watteau, en 1722. Il avait 49 ans. La banquerout­e de Law l’avait ruiné. L’exposition s’achève sur d’admirables petites descentes de croix, à la plume et à l’encre noire, auxquelles il ne faudrait pas grand-chose pour devenir une bacchanale sur le Golgotha. «Claude Gillot. Comédies, fables & arabesques» Au musée Magnin, Dijon, jusqu’au 23 juin.

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Photo ColleCtion Joinville. akg-images Les Elements de Claude Gillot (1718-1720).

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