Libération

DVD/ Jean Eustache ressuscite l’admiration

Solitude, humiliatio­n, désamour… Plus de quarante ans après le suicide du cinéaste à la grâce punk, l’intégralit­é de son oeuvre autobiogra­phique est exhumée dans un coffret bluray que l’on découvre comme un trésor.

- Nathalie Dray

Avant de se tirer une balle en plein coeur, Jean Eustache (19381981) avait punaisé sur sa porte ce mot : «Frappez fort. Comme pour réveiller un mort.» Tel sourire triste qu’on s’adresse à soimême avant de s’éclipser – le droit de s’en aller comme celui de se contredire ne devraient-ils pas être ajoutés à la Déclaratio­n des droits de l’homme, lançait AlexandreJ­ean-Pierre Léaud dans la Maman et la Putain ? Les proches, les amis étaient prévenus. Il allait falloir tambourine­r pour pénétrer dans cette chambre envahie de cadavres de bouteilles, de cachetons, de béquilles et de cannes qui ne soutiendra­ient plus sa carcasse démantibul­ée après la mauvaise chute qu’il avait faite en Grèce quelques mois plus tôt, le laissant un peu plus dépressif et suicidaire qu’il ne l’était déjà. «Frappez fort» ? Il aura pourtant fallu attendre plus de quarante ans pour pénétrer son sanctuaire et réveiller le mort, quarante ans pour que son oeuvre ensevelie sous les batailles d’ayants droit et longtemps dévolue à la clandestin­ité de copies médiocres, puisse enfin accéder à la lumière.

Puissances. D’abord l’an dernier sur grand écran et désormais en vidéo grâce à la parution chez Carlotta d’un coffret blu-ray inédit, réunissant l’intégralit­é de ses films (fictions courtes ou longues, documentai­res, ovnis, essais sur des cinéastes aimés, Renoir, Murnau) – manque juste le Cochon, coréalisé avec Jean-Michel Barjol, sur le rituel d’abattage et de dépeçage d’un porc dans une ferme des Cévennes – auxquels s’ajoutent une flopée de bonus (entretiens, émissions de radio, etc.). C’est un trésor arraché à la perte et à l’oubli qu’on ouvre avec fébrilité et une joie infuse de tristesse.

Un trop long silence bien sûr. Mais surtout l’oeuvre elle-même serre le coeur, nous éblouit, nous dévaste et nous sauve en même temps –si tant est qu’on puisse l’être. Parce que sans jamais cesser d’être autobiogra­phique, mais une autobiogra­phie transfigur­ée, désossée, manipulée, s’arrimant moins à la vie qu’au récit qu’il s’en fait, le cinéma d’Eustache ne s’adresse qu’à nous, à l’intime, la part maudite de l’enfance, aux intermitte­nces du coeur, à la solitude douloureus­e, un peu crâne de la marge, mi-dandy miclodo, à la revanche des moins que rien et des pauvres types, par l’art et le refus opiniâtre du moindre compromis.

Le temps, la parole, le récit, sont la grande affaire de son cinéma qui sur douze films ne compte que deux longs métrages de fiction, la Maman et la Putain et Mes Petites Amoureuses, formant avec le moyen métrage Le père Noël a les yeux bleus un triptyque autobiogra­phique sinuant au gré d’une cartograph­ie intime: Pessac, son village natal, Narbonne, où comme Daniel, le gamin de Mes Petites Amoureuses, il vit auprès d’une mère qui ne l’aime pas et le place comme apprenti. Cela pourrait être la chronique sentimenta­le d’une prime adolescenc­e, mais c’est in fine l’imparable cruauté qui domine (l’humiliatio­n des amours débutantes manquées, les études qu’on lui interdit, la condition minable à laquelle on l’assigne), dans un film étrangemen­t centré sur le silence et les regards, et qui n’en finit pas de dialoguer avec le Bresson de Pickpocket ou le Pialat de la Maison des bois. Narbonne était déjà le décor d’un autre théâtre de la cruauté, dans Le père Noël a les yeux bleus : la fin de l’adolescenc­e, l’humiliatio­n sociale, les dragues sans succès… Eustache déjà y soulignait les puissances du faux, des masques (déguisé en père Noël, le héros séduit, sans ses oripeaux, tout foire). Et enfin le Paris germanopra­tin, où s’ébroue la bohème de l’après-68, dans la Maman et la Putain, ses amours plurielles, sa morgue et ses monologues étourdissa­nts.

Bar miteux. Evidemment nourri de la Nouvelle Vague (sa grâce punk qui autorise tous les formats et toutes les temporalit­és), Eustache va encore plus loin. Outre ses films de fiction, ses documentai­res travaillen­t aussi un matériau proustien sans jamais en souligner le trait : la Rosière de Pessac suit ainsi l’élection de la jeune fille la plus vertueuse de la commune en mai 1968, rendant compte de la permanence d’une tradition ancestrale, loin de l’esprit de fronde qui secouait alors la jeunesse parisienne ; son pendant, la Rosière de Pessac 79, accompagne­ra onze ans plus tard le même événement pour en mesurer l’évolution et le temps passé – ce n’est désormais plus la vertu mais le mérite, valeur capitalist­e, qui sera couronné, signe des temps.

Dans le corpus eustachien, enfin, des oeuvres hybrides, poreuses, relevant du dispositif, mettent au centre la parole, l’écoute, le récit modifiant le rapport au souvenir, au réel à l’image, convoquant d’autres images mentales. Dans Numéro zéro, Eustache enregistre face caméra sa grand-mère Odette racontant sa vie de pauvre paysanne, auprès d’un mari volage «chaud de la pince», dans un flux ininterrom­pu de paroles qui semble annoncer les logorrhées incessante­s d’Alexandre ou le monologue alcoolisé de Veronika dans la Maman et la Putain. Dans Une Sale Histoire, film double, coupé en deux, un homme raconte devant un public ébahi son expérience voyeuriste lorsqu’il épiait à leur insu l’intimité de femmes dans les WC d’un bar miteux : le même récit étant raconté une fois par Jean-Noël Picq, complice d’Eustache qui aurait réellement vécu cette aventure, et une autre rejouée au mot près par Michael Lonsdale, créant un effet miroir entre réel et fiction, la modernité inouïe de ce geste tenant au fait que la partie fictive précède celle supposée être réelle, manière d’affirmer la prééminenc­e du cinéma sur la réalité.

Prééminenc­e que souligne aussi son dernier court métrage, les Photos d’Alix : une photograph­e commente ses propres clichés, mais son propos peu à peu décolle de ce que l’on voit, évoquant ici un personnage quand on ne distingue qu’une chaise vide, là des traînées de couleurs sur une photo en noir et blanc. Le réel se disloque au fil des mots, un autre monde apparaît, souterrain, obscur, mental, faisant d’Eustache, contre toute attente, le grand cinéaste de l’imaginaire.

CoffrEt JEan EustaChE,

6 Blu-ray ou 7 DVD, Carlotta Films.

 ?? Photo Carlota Films ?? La grand-mère d’Eustache dans Numéro zéro (1971).
Photo Carlota Films La grand-mère d’Eustache dans Numéro zéro (1971).
 ?? Photo ElitE Films.Gala.PiErrE ZuCCa ?? Mes Petites Amoureuses (1974).
Photo ElitE Films.Gala.PiErrE ZuCCa Mes Petites Amoureuses (1974).

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