Libération

Expond / Teresa Lanceta tapie dans la lumière

Les remarquabl­es tentures tout en courbes et zigzags de l’artiste catalane investisse­nt le musée d’art contempora­in de Céret, dans les PyrénéesOr­ientales.

- CléMentine MerCier

C’est une toute petite ville à la frontière espagnole qui regorge de trésors : à Céret, il y a des cerises rouges à profusion, la mer Méditerran­ée pas très loin, les cimes enneigées du pic du Canigou et, à chaque coin de rue, des souvenirs d’artistes aussi tapageurs que Picasso, Dalí, Soutine, Maillol, Matisse, Chagall, Masson et Miró… Surnommée «la Mecque du cubisme», la géométriqu­e Céret aux lignes fières est aussi dotée d’un musée d’art contempora­in, inauguré en 1950 grâce aux dons des artistes, joliment rénové en 2022. Un enthousias­te directeur, Jean-Roch Dumont Saint-Priest, en a pris les rênes en 2023, avec l’envie de retisser les liens naturels avec la Catalogne voisine. Naturellem­ent, l’oeuvre textile de Teresa Lanceta s’est imposée.

Lauréate du Premio Nacional de Artes

Plasticas (grand prix d’art espagnol) en 2023, l’artiste est reconnue dans son pays. Céret lui offre à 72 ans sa première monographi­e en France. Dans les salles lumineuses du musée, un festival de triangles, de cercles, de rayures, de couleurs vives et de matières douces danse dans les airs, en apesanteur. De près, les tapisserie­s grand format de Teresa Lanceta – sortes de tableaux abstraits suspendus aux murs ou au plafond – se contemplen­t comme des puzzles complexes. Entrelacs de motifs graphiques, de zigzags et de courbes, les tentures figurent des paysages, des cours d’eau ou des montagnes. Parfois, aucun élément n’est reconnaiss­able, seules des bandes de couleurs monochrome­s, cousues entre elles, aimantent le regard. On distingue, tout de même, une étoile, un losange, un escargot ou des pyramides…

Cicatrices. Tissées en laine ou en coton, les tapisserie­s de Teresa Lanceta sont aussi faites de «jarapa», un tissu composé de déchets recyclés de l’industrie textile, typique de la Catalogne. Quelques oeuvres incorporen­t même du crin de cheval. Sur certaines pièces, les coutures au fil blanc sont très visibles. Elles dessinent de fines cicatrices sur les tissus assemblés. Chez

Teresa Lanceta, le travail de la main, sensible et imparfait, est perceptibl­e : «Il y a quelque chose qui me plaît particuliè­rement dans la tapisserie : le fait que si on fait une erreur, on ne peut pas la corriger, explique l’artiste dans le catalogue. C’est comme la vie. Ce qui est fait est fait et il faut l’accepter.» L’artiste espagnole produit elle-même toutes ses pièces, sur des machines à tisser ou à la main. Des pièces mobiles qu’elle peut emporter dans le train par exemple. «Même si vous n’avez pas les moyens de faire, faites quand même», a-t-elle l’habitude de dire. Née en 1951 à Barcelone, Teresa Lanceta a étudié les lettres et la philosophi­e. Elle est même l’autrice – sur le tard – d’une thèse sur la tradition textile au XXe siècle en Espagne. Jeune étudiante dans les années 70, installée dans le quartier d’El Raval où vivent les gitans, elle est marquée par la culture populaire et le cosmopolit­isme.

Souplesse. C’est dans les années 80 qu’elle choisit le tissu comme médium. Si elle continue à dessiner – ses dessins au pastel ou au fusain inspirés de la mythologie, l’histoire ou l’actualité figurent aussi dans l’expo – le tissage, plus intime, lui permet l’improvisat­ion et une grande souplesse de création. Mais surtout, cette technique ajoute une dimension collective à sa pratique. On tisse aussi des liens avec la tapisserie. En 1982, Teresa Lanceta suit l’anthropolo­gue hollandais Bert Flint au Maroc pour s’immerger auprès de tisserande­s dans le Haut et Moyen Atlas.

A Céret, elle inclut même plusieurs tapis marocains originaux parmi ses oeuvres. Elle montre aussi des céramiques qu’elle met en écho avec ses recherches sur les motifs – étoiles, flèches, feuilles – des mudéjars, musulmans d’Espagne devenus chrétiens après la reconquête. Dans la lignée d’Aurèlia Muñoz et Josep Grau-Garriga, Teresa Lanceta creuse le filon des artistes espagnols pour la tapisserie, très en vogue dans les années 60 et remis au goût du jour par la revalorisa­tion des pratiques artisanale­s, désormais au centre de l’art. Parmi les plus belles pièces de l’expo, il y a ces tableaux cousus, mélanges de peinture, coutures, dessins et tissages, qui rappellent Rothko ou Mondrian. La mémoire tient souvent à un fil. Chez Teresa Lanceta, c’est un langage de patience et un tissu de relations sociales.

 ?? PHoTo MiGueL GARCiA CARCeLeS ?? Lanceta Las Masas. A Pablo (2021).
PHoTo MiGueL GARCiA CARCeLeS Lanceta Las Masas. A Pablo (2021).

Newspapers in French

Newspapers from France