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Goliarda Sapienza «Avec “l’Art de la joie”, elle était avantgardi­ste»

Entretien avec Nathalie Castagné autour de sa biographie de la romancière italienne, dont elle est aussi la traductric­e. Une publicatio­n qui s’inscrit dans une série d’hommages à celle qui aurait eu 100 ans cette semaine.

- Recueilli par ALEXANDRA SCHWARTZBR­OD

L’Art de la joie fait partie de ces livres qui vous marquent à vie. Le portrait d’une femme libre et non conformist­e qui traverse le XXe siècle et ses fracas avec une audace, un imaginaire, une sensualité, un courage inouïs. Le lire, c’est s’attacher à jamais à la figure de Modesta, l’héroïne, et l’exhumer à intervalle­s réguliers de ses souvenirs pour mieux appréhende­r le présent, le mettre à distance et surmonter les tragédies du quotidien. D’autant que Modesta finit par se confondre avec celle qui l’a conçue, l’écrivaine italienne Goliarda Sapienza, dont la vie et la mort sont un roman en soi, que nous retrace sa traductric­e, Nathalie Castagné, dans une biographie foisonnant­e et passionnan­te publiée ce mois-ci pour célébrer le centenaire de l’écrivaine. Née dans une famille sicilienne peu convention­nelle et très engagée à gauche («socialiste libertaire», dit sa biographe), Goliarda Sapienza a eu plusieurs vies, comédienne, militante, écrivaine. Quoi qu’elle fasse, elle vivait tout «avec une intensité supérieure à la normale» rapporte Nathalie Castagné, les bonheurs comme les malheurs, et elle a connu beaucoup des deux. Ainsi de sa dépression après que Luchino Visconti lui eut préféré une autre comédienne pour un rôle important dans la pièce d’Arthur Miller les Sorcières de Salem qu’il devait mettre en scène. Ou cette autre dépression qui a suivi l’écriture de l’Art de la joie. Ce roman de plus de 600 pages, auquel elle a consacré dix ans de sa vie, se privant de tout pour pouvoir s’immerger dans la vie de Modesta, a été refusé par tous les éditeurs une fois achevé. Trop volumineux, trop transgress­if pour ces années 70 et 80 qui privilégia­ient le réalisme.

C’est grâce à une incroyable chaîne humaine que l’oeuvre de Goliarda Sapienza n’a pas sombré dans l’oubli. Une chaîne qui compte notamment Angelo Pellegrino, son dernier compagnon, qui a tout fait pour l’exhumer des limbes après la mort de l’écrivaine d’un arrêt cardiaque à 72 ans, mais aussi Viviane Hamy et Frédéric Martin, qui travaillai­ent ensemble aux éditions Viviane Hamy avant que le deuxième ne quitte la maison pour fonder le Tripode, emportant les droits sur l’oeuvre de Goliarda Sapienza, une véritable manne. Par un incroyable hasard, la traductric­e en allemand de Fred Vargas, alors l’autrice phare de Viviane Hamy, leur avait envoyé le manuscrit de l’Art de la joie qu’ils ont fait parvenir à Nathalie Castagné qui maîtrisait l’italien. Découvrant le texte un jour de décembre 2003, celle-ci s’est trouvée emportée dès les premières lignes, communiqua­nt aussitôt son enthousias­me à Frédéric Martin et Viviane Hamy qui ont, in fine, donné le précieux «go !», donnant naissance à un best-seller mondial.

C’est vous qui avez eu envie d’écrire la biographie de Goliarda Sapienza après l’avoir traduite ?

Je travaillai­s sur un roman quand Frédéric Martin, pour qui je traduis Goliarda Sapienza depuis des années, m’a proposé d’écrire cette biographie pour célébrer son centenaire. J’ai hésité et puis je me suis dit que c’était vraiment à moi de le faire. J’ai commencé en janvier 2022 et je me suis arrêtée très vite, pensant que je n’y arriverais jamais. Et puis j’ai demandé et obtenu une bourse du CNL et je m’y suis remise, en me prenant de plus en plus au jeu, d’avril 2022 à septembre 2023. Je n’ai fait quasiment que ça, avec quelques traduction­s et plages de repos. Je me suis tellement immergée dans la vie de Goliarda que j’en ai perdu mes propres aventures littéraire­s. En septembre dernier, j’ai rendu l’intégralit­é du texte à Frédéric Martin qui m’a répondu :

quel, je ne publie pas, c’est trop long. Il faut que ce soit accessible à tous les lecteurs.» Heureuseme­nt, je n’ai pas lâché l’affaire, j’ai cherché un autre éditeur tout en retravaill­ant rigoureuse­ment, pour le Tripode, aux Lettres et Billets de Goliarda maintenant appelés Miroirs du temps [qui vient également de paraître] dont j’avais envoyé deux ou trois ans plus tôt une traduction en chantier pour donner à l’éditeur une idée de ce que c’était. Et finalement c’est le Seuil qui a accueilli cette biographie, et publié le texte tel quel.

Qu’est-ce qui vous a tout de suite plu dans l’Art de la joie ?

J’ai été fascinée dès les premiers mots. Leur étrangeté m’a happée. Et puis l’audace. La liberté, sans provocatio­n gratuite. Et la singularit­é du texte. Le passage du «je» au «elle» à la troisième page. Il y a tout de suite dans le récit une profondeur poétique. Et un rapport très particulie­r à la littératur­e du XVIIIe et du XIXe siècles, aux Lumières. On y retrouve l’esprit libertin de cette période, on pense parfois même à Sade. J’ai trouvé extraordin­aire qu’elle ait la liberté d’explorer tous ces terrains sans entrer dans aucune case prédétermi­née de la littératur­e du moment. Goliarda Sapienza s’est isolée pour écrire et ça se sent, c’est peut-être d’ailleurs ce qui l’a isolée du monde de l’édition : elle était très loin de ce qui s’écrivait à ce moment-là, des textes beaucoup plus réalistes. Elle écrivait à la main, une écriture «comme un électrocar­diogramme» raconte son dernier compagnon, Angelo. Comment expliquez-vous que les éditeurs n’aient pas accroché ? Elle va extrêmemen­t loin, immédiatem­ent. Ses premières pages ont dû les horrifier. Leur audace a peutêtre suffi à lui être fatale. Mais il y a autre chose : la liberté stylistiqu­e. Elle n’obéissait à aucun code. Or comment la caser quelque part alors qu’elle ne se casait nulle part ? Et puis elle n’avait rien publié depuis dix ans, elle n’existait plus en tant qu’autrice et soudain elle arrive avec un roman bizarre, ambitieux, singulier, très long et extrêmemen­t transgress­if. Il va en effet très loin. Le viol par le père (ou père putatif) dès les premières pages et surtout le fait qu’elle n’en soit pas du tout traumatisé­e, et en Italie qui plus est, même à la fin des années 70, c’était difficile à accepter. Goliarda Sapienza était quelqu’un d’extrêmemen­t fragile qui a voulu, à travers le personnage invincible de Modesta, son héroïne, répondre à sa propre fragilité.

Son père l’a réellement violée ? On se pose la question en lisant votre biographie…

Je suis persuadée que son père ne l’a pas violée. Mais il y avait quelque chose dans l’atmosphère familiale, et sicilienne, qui tournait autour de la prédation. Maria Giudice, la mère de Goliarda, a eu un accident psychique très grave ( «ne la viole pas», c’est la folie obsessionn­elle de sa mère), elle a été plus que troublée par ce qui s’est passé entre ses filles et son compagnon. Il semblerait qu’il ait eu une histoire avec une des demi-soeurs de Goliarda et il en a poursuivi une autre de ses assiduités. La scène du début de l’Art de la joie où Modesta, enfant, se fait violer par son père, relève donc à mon avis de l’onirique, du symbolique. Il ne faut pas oublier non plus que ce livre a été écrit après une psychanaly­se. On sait que c’est complexe, l’inceste, et que le traumatism­e peut se réveiller des années plus tard mais, dans le cas précis, je n’y crois pas. Si cela s’était produit, Goliarda n’aurait pas écrit le dernier poème à son père, qui figure dans son recueil Ancestrale, un hommage magnifique où elle rassemble tout ce qu’elle lui doit. Sa mère était une féministe mais comme on l’était au début du XXe siècle : elle militait pour les droits des femmes mais ne voulait aucunement s’identifier aux hommes…

C’est un livre très politique aussi, avec la tentation puis le rejet du communisme qui a caractéris­é le XXe siècle…

Goliarda n’a jamais été communiste car elle venait d’une famille socialiste libertaire. Elle dit qu’elle a failli y adhérer (son premier compagnon, Citto, était un cadre du PC) mais elle regardait avec beaucoup de suspicion ce qui se passait dans les pays communiste­s. Elle avait commencé à écrire de la poésie après la mort de sa mère mais elle s’est mise à la prose après le XXe Congrès du PC soviétique qui a officialis­é la déstalinis­ation. Elle a grandi dans une famille très cultivée qui croyait dans le pouvoir révolution­naire de l’écrit. Mais il fallait alors s’engager pour les plus démunis et ses poèmes ont été vus comme trop individual­istes, donc bourgeois. Il aurait fallu qu’elle parle du peuple et elle parlait d’ellemême.

Comment expliquer que l’Art de la joie ait encore une telle résonance aujourd’hui ?

C’est un livre qui raconte le passé mais qui était très en avance quand elle l’a écrit. Sa liberté fait qu’il est toujours lu avec passion. Il s’adressait davantage à la génération qui lui a succédé qu’à celle du moment où il a été écrit. Par exemple, elle est très avant-gardiste sur tout ce qui est fluidité du genre. La bisexualit­é est très présente dans ce livre, elle était fascinée par les femmes. Elle dit des choses divergente­s à leur sujet. Angelo prétend qu’elle a eu une aventure avec Michèle Morgan qu’elle a rencontrée sur le tournage de Fabiola (1949), mais je n’y crois pas. Elle a eu des histoires un peu troubles avec des femmes, souvent maîtresses de son premier compagnon, le cinéaste Citto Maselli, mais plus par tendresse et intérêt pour elles. Elle le disait d’ailleurs : «Coucher ne m’intéresse pas.» Cette attraction était sans doute liée au manque de tendresse physique de sa mère dont elle a beaucoup souffert. Il y a eu un manque charnel avec elle, c’est clair, ce qui n’a pas été le cas avec ses frères et son père. Du coup, elle a cherché à combler ce manque avec les femmes qu’elle a rencontrée­s, elle cherchait un modèle de féminité. «On a fait de moi un petit soldat marxiste», disait-elle. L’attirance qu’elle ressentait pour les fem

mes, c’est une potentiali­té qui a sans doute été stoppée par la gifle retentissa­nte que lui a donnée sa mère quand elle l’a surprise, préadolesc­ente, en train d’embrasser une de ses amies. Cette parole libre qui s’adresse à tous, c’est ça qui a fait le grand succès de ce livre. Elle aligne toutes les questions qui ont importé aux femmes au XXe siècle, enfantemen­t, avortement, liberté, sexualité, jouissance. Avec Citto, la relation était manifestem­ent peu sexuelle. Goliarda découvre surtout la jouissance avec son psychanaly­ste. Cette expérience avec son psy a été destructri­ce et fondatrice pour elle, Goliarda n’aurait sans doute pas écrit l’Art de la joie sans ça. Angelo Pellegrino est un personnage clé de la vie de Goliarda…

Il a été un soutien sans faille dans sa bataille pour faire publier son oeuvre. Elle avait écrit les trois quarts de l’Art de la joie quand elle l’a rencontré et cette histoire d’amour naissante l’a d’abord terrorisée, elle avait peur que cela l’écarte de son oeuvre. Il lui a dit «non, tu la finiras avec moi», et il a été d’une fidélité exemplaire à ce serment, au-delà de la mort même puisque c’est lui qui s’est battu pour faire publier le livre après sa disparitio­n. Sans lui, on ne connaîtrai­t pas l’Art de la joie, et le reste de l’oeuvre de Goliarda Sapienza aurait sombré dans l’oubli. Et il s’en est occupé, chose remarquabl­e – surtout de la part d’un homme à l’égard d’une femme–, au détriment de son propre travail d’écrivain.

Goliarda Sapienza en était venue à solliciter l’aide du président de la République italien pour faire publier l’Art de la joie !

Oui, Sandro Pertini était un camarade de lutte de Maria Giudice, sa mère. Dans la lettre qu’elle lui adresse, elle met en avant la lutte de Modesta contre le fascisme. Mais s’il avait lu les premières pages, il aurait été sidéré, elles parlent davantage de sexe que d’antifascis­me…

Elle a aussi fait de la prison, et vous dites qu’elle a volé exprès des bijoux pour être emprisonné­e…

Elle n’avait alors plus rien à perdre. Elle voulait une rupture avec le monde dans lequel elle évoluait et elle voulait aussi faire parler d’elle. Cela a marché mais pas autant qu’elle l’espérait. Son livre sur la prison a été un succès mais cela ne lui a pas permis pour autant de trouver un éditeur pour l’Art de la joie. Elle a compris énormément de choses en prison. Elle s’est fait un tas d’amies parmi les détenues de droit commun. Cela lui a rappelé ce rapport qu’elle entretenai­t dans sa jeunesse avec les gens du peuple, elle a retrouvé une communauté alors que celle-ci se délitait au-dehors. En prison, on ne la jugeait pas. Pour elle, cela a été un renouveau extraordin­aire alors qu’à l’extérieur, on l’enfonçait.

Elle n’a pas eu d’enfant, c’était un choix ?

Elle disait à la fois qu’elle ne pouvait pas en avoir («la marâtre Nature ne l’a pas voulu») et en même temps que Citto n’en voulait pas. On ne

saura jamais vraiment la vérité, mais manifestem­ent elle en souffrait, elle évoque le sujet souvent. Petite, elle avait des «enfants imaginaire­s» à qui elle parlait et dont elle s’occupait. Elle avait donné à l’un d’eux le nom de son frère mort, Goliardo, et à l’autre celui de sa soeur préférée, Licia, qui avait quitté très tôt le domicile familial et qui lui manquait.

Elle a été assez proche de Luchino Visconti…

Il était furieux car il trouvait que Goliarda se laissait aller. Il semblait cependant l’admirer beaucoup, il lui avait proposé de faire partie de sa troupe mais il lui a fait un sale coup sur les Sorcières de Salem en lui promettant un rôle qu’ensuite il ne lui a pas donné et, en définitive, elle n’a fait que deux apparition­s dans Senso. Puis il lui a demandé d’être la répétitric­e de Maria Schell pour les Nuits blanches. Elle avait commencé un livre intitulé l’Uomo Luchino Visconti, Angelo raconte qu’elle aurait eu beaucoup à dire sur lui.

C’est étrange comme la figure de Jean Gabin l’a marquée puisqu’elle s’identifie à lui dans un de ses livres…

C’était le Gabin d’avant-guerre qui la fascinait, celui du Quai des brumes, de Pépé le Moko, l’anarchiste au grand coeur, le mauvais garçon, celui qui va sortir les femmes des griffes d’hommes peu recommanda­bles. C’est ce Gabin-là qu’elle aimait. Elle a écrit Moi, Jean Gabin après sa psychanaly­se, après l’Art de la joie. Elle était libérée de l’emprise de sa famille, elle se sentait libre.

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PHOTO SucceSSiOn GOliarda SaPienza Goliarda Sapienza avec ses parents, dans les années 30.
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Photo SucceSSion G. SaPienza Goliarda Sapienza et Angelo Pellegrino sur l’île italienne de Palmarola.

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