Sur les traces de «Iuzza» Récit d’Angelo Pellegrino, compagnon de Goliarda Sapienza
L’idée de ce livre fait terriblement envie: Goliarda Sapienza racontée par son ultime compagnon, Angelo Pellegrino, celui-là même qui sauva son oeuvre de l’oubli, un amour qu’elle chercha d’abord à fuir, effrayée à l’idée qu’il l’empêche de finir l’Art de la joie, effrayée peut-être aussi par leur différence d’âge, vingt-deux ans, pas facile dans une Italie encore très puritaine. On s’est donc plongé avec volupté dans sa lecture avant de déchanter un peu. C’est un livre étrange : Angelo Pellegrino raconte son amour pour Goliarda, qui avait 50 ans quand il l’a rencontrée, via l’émoi que lui procure la visite d’une jeune photographe, Judith, fan de l’écrivaine italienne et désireuse de revisiter avec lui tous les lieux ayant compté pour le couple. Ce pourrait être rafraîchissant si Pellegrino ne cessait de se lamenter sur son âge avancé ( «soixante-dix ans bien sonnés», dit-il dès les premières lignes, ce qui, de nos jours, n’est pas l’antichambre de la mort), brouillant la poésie du texte avec ces remarques triviales et un brin larmoyantes. Heureusement, au fil des pages, la magie finit par opérer.
Réprobation. Il faut dire que la construction du livre est amusante. Peu à peu, Angelo Pellegrino se retrouve dans la même situation que Goliarda Sapienza quand elle l’avait rencontré. A force de la voir insister, il finit par accepter d’accompagner la jeune photographe dans le village où il a vécu avec celle qu’il surnommait «Iuzza» et où celle-ci est morte, et il surprend les regards étonnés et vaguement réprobateurs sur l’improbable couple qu’il forme avec Judith qui pourrait être sa fille. Couple n’est pas véritablement le mot d’ailleurs, on sent bien qu’il regrette de se contenter de sentir sa main sur la sienne, disons que les rapproche leur passion pour une femme qui a été bien réelle pour lui et qui relève du fantasme pour elle. On s’est même demandé si cette photographe était réelle, s’il ne s’agissait pas d’un procédé littéraire pour créer une histoire mais, renseignement pris, elle a bel et bien existé, même si elle ne s’appelait pas Judith.
«Jours d’été». Cheminant dans ces ruelles qu’il a si souvent arpentées avec Goliarda, Angelo se souvient des jours heureux, même si ceux-ci n’étaient pas tous les jours faciles. «Iuzza, que dire de nous et des quelques amis du coin, bivouaquant sur le sable dans les interminables jours d’été, pénétrant et ressortant de l’eau étale et brillante comme un miroir, et entre un bain et l’autre retournant écrire une page de nos livres privés d’éditeur, justement parce que nous passions tant de temps loin des miasmes de leurs villes, où nous ne parvenions pas à écrire une ligne et où pour nous tout n’était que mort. Nous vivions de pain et de salade avec ce qui nous restait d’argent, prolongeant le plus possible nos séjours afin de ne pas repartir. Ou du moins de repartir le plus tard possible. Tu as dit une fois qu’écrire était voler du temps au bonheur, mais ici nous avons réussi à ne rien sacrifier des deux.»
Imprégné d’une douce mélancolie, ce livre au fond nous dit ce que nous savons déjà, que le passé est bel et bien passé et qu’il est vain de vouloir le raviver ou le revivre à l’identique. Face au golfe où Angelo venait se baigner avec Goliarda, il le comprend soudain. «Tout semble immuable mais je ne m’y retrouve plus volontiers, tout est devenu si normal et ordinaire sans toi, même la beauté de cet endroit. Que sont les lieux et leur beauté sans les êtres? En venant ici, j’espérais peut-être, grâce à la présence de cette jeune photographe qui absurdement me plaît tant, retrouver quelque chose des sensations d’autrefois. Illusion des plus puériles, faute majeure pour un homme de mon âge. Je suis un vieux, quoiqu’un faux. Mais en fait tous les vieux sont faux, surtout ceux qui rêvent de ne pas l’être.»