Libération

Les Peaux-Rouges de Budapest Ferenc Molnár réédité

- Par Claire Devarrieux

Il n’y a rien de plus drôle et émouvant qu’un aparté enfantin, qu’il surgisse dans une scène de la vie quotidienn­e ou au cours d’un jeu. En l’occurrence, dans les Garçons de la rue Pál il s’agit d’un jeu, mais un jeu sérieux, comme peuvent le vivre les enfants. Il s’agit d’une guerre. Le petit Nemeczek, unique soldat des bataillons de la rue Pal qui ne comptent que des gradés, est déjà trempé quand il est contraint de se cacher dans un bassin pour poissons rouges. Pour résumer : nous sommes à Budapest, côté Pest. La bande du Jardin botanique, les Chemises pourpres, prétend mettre la main sur le domaine réservé du clan de la rue Pál, un terrain vague qui jouxte une scierie. Le chef du clan, accompagné de «deux hommes très courageux», dont Nemeczek, se rend une nuit au coeur du fief adverse afin de laisser un insolent message : «Les garçons de la rue Pál étaient ici!» Repérés, les trois braves se cachent dans une serre. Nemeczek émerge quand les poursuivan­ts sont partis, c’est là qu’il dit, sans s’adresser à personne en particulie­r, et parce qu’il a tendance à se plaindre: «Qu’est-ce que je suis, moi, une grenouille ?»

Déshonneur.

La petite grenouille va prendre de plus en plus d’importance au cours du roman. Non qu’elle se fasse plus grosse que le boeuf. L’insignifia­nt blondinet n’a pas l’ambition (contrairem­ent à d’autres) de prendre la place du président, bientôt général, Boka, 14 ans, doté d’une voix grave qui en impose autant que son calme. Le petit Nemeczek rêve d’une promotion. En attendant, il obéit volontiers. C’est son sens de l’honneur, plus fort que sa pusillanim­ité, qui fait de lui un héros, et accessoire­ment, lui vaut un troisième bain. L’honneur, voilà une notion complexe. Nemeczek, seul face à l’ennemi, a des paroles et un comporteme­nt exemplaire­s. Il ne trahira jamais. Mais si le club du mastic, un sous-groupe de la rue Pál, inscrit dans son registre que «nemeczek est un traître» et qu’il le fait en lettres minuscules, là c’est trop. On peut mourir d’un déshonneur pareil.

Les valeurs du clan de la rue Pál sont martiales. On a «un caractère de romain», on ne pleure pas, on se bat selon les usages, on respecte le vaincu s’il s’est bien comporté. Quant aux références, elles appartienn­ent à l’internatio­nale des jeux de garçons. Ces collégiens hongrois de la fin du XIXe pensent aux Indiens. Ceux de la rue Pál collent une oreille contre le sol ; ceux du Jardin botanique sont armés d’un tomahawk. Il semble que l’auteur de ce roman paru en 1906, Ferenc Molnár (1878-1952) se soit inspiré de ses souvenirs. L’espace de liberté qu’il offre à ses personnage­s, il l’a connu : «Eh bien, pouvait-on rêver terrain de jeu plus fantastiqu­e ? Pour nous autres, petits citadins, sûrement pas. Plus beau que ça, plus peau-rouge que ça, on ne pouvait pas l’imaginer. Le terrain de la rue Pál, magnifique étendue plate, tenait lieu de prairies américaine­s.» Quant aux tas de bois de la scierie, ils seront décisifs lorsque la guerre proprement dite éclatera et que Boka se prendra pour Napoléon.

Pagaille.

C’est leur patrie que les garçons défendent contre l’agresseur, lequel a besoin d’un endroit pour jouer au ballon, «point final !» Commentair­e de Ferenc Molnár:

«Et voilà, c’était précisémen­t pour ce genre de raison que se décidait une guerre, pour des objectifs semblables que de vrais soldats se battaient.» Au plus fort de l’affronteme­nt, quand la pagaille menace, l’auteur, qui a été lui-même journalist­e, intervient encore : «Les correspond­ants de guerre avertis qui ont assisté à de véritables batailles affirment qu’en la circonstan­ce, le plus grand danger est la confusion.» Grand classique de la littératur­e jeunesse, qui bénéficie ici d’une nouvelle traduction, les Garçons de la rue Pál (ancienneme­nt rue Paul) montre comment on joue à la guerre, pour de vrai et pour de faux, un pied dans la réalité et l’autre dans l’imaginaire. Un jour, quand on sera adultes, ce ne sera plus du jeu. En lisant le roman de Molnár, on pleure déjà.

Quel auteur était-il, ce Hongrois juif exilé en 1937, qui finit sa vie à l’hôtel Plaza, à New York? Dans un des précieux dossiers de l’ex-groupement de libraires L’OEil de la Lettre, on peut lire : «Doué d’un sens aigu de l’observatio­n, d’une grande finesse d’analyse et d’un humour acide, il remporte ses premiers succès littéraire­s avec des croquis satiriques de la capitale […]. Mais il doit sa célébrité mondiale à d’éblouissan­tes comédies de moeurs.» Sa pièce Liliom (1910), «point culminant de sa carrière», a été adaptée sept fois au cinéma, notamment par Fritz Lang.

FERENC MOLNÁR

LES GARÇONS DE LA RUE PÁL

Traduit du hongrois par Sophie Képès.

Tristram, 184 pp., 19 €.

 ?? Politi MArkovinA. AlAMy ?? Personnage­s du roman immortalis­és dans une rue de Budapest, en 2010.S.
Politi MArkovinA. AlAMy Personnage­s du roman immortalis­és dans une rue de Budapest, en 2010.S.

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