Terminus «Hôtel de l’Univers» L’exil d’une famille algérienne par Hédi Cherchour
I«Regardez, mes enfants seront sauvés, seront tous instruits, c’est beau et grâce à moi, ils écouteront David Bowie et Salvatore Adamo !»
l y a un cimetière, une «Route de l’Hôpital», des mioches qui jouent. On est quelque part aux confins d’une mémoire et de routes algériennes, un livre des morts. A hauteur d’enfant puis d’adolescente (mais qui serait cubiste), Farida raconte la vie de son père et de sa mère (un peu moins celle de ses frères et soeurs) et la sienne, habitante du bloc B1 de la cité Grangebelle à Pierrelatte, dans la Drôme. L’histoire de cette famille plonge et se noie dans la nuit d’un temps interrompu par la colonisation, quand on a changé son patronyme de force, et ses ancêtres «sont la tombe en trou de serrure d’Oued Aroum aussi, la tombe du temps et de l’humanité oubliée, paumée dans le désert. Ils ressemblent aux fresques du Tassili mes ancêtres, en vrai.»
Dans ce premier roman, Hédi Cherchour livre à la fois un panorama drôlatique des années 1970 et 1980 chez les classes laborieuses et immigrées, et l’aventure d’une émancipation rebelle, limite dangereuse, qui épouse les formes solubles de l’univers – un lieu à la fois hospitalier et pourtant inhabitable : c’est le sens métaphorique du titre. Même s’il existe bien un Hôtel de l’Univers à Marseille, où se déroule la dernière partie du récit : on y rencontrera Madame Pinto et son réchaud à gaz, «juive turque» grande amatrice de merguez au piment, mais aussi le beau Soltan, «un type de Meknès» venu faire la cueillette des pêches avec Farida et à propos duquel elle rédige «un poème, une nouvelle, un roman sur un type, Soltan, un prince qui cavalait dans le désert, son épée à la main, buste devant, il combattait des armées entières, les peuples l’acclamaient, les déesses de l’amour l’enivraient de leurs chants doux et sucrés». Hôtel de l’Univers, on le voit, ne manque pas d’autodérision stylistique.
La région est celle des expressions «fan de lune» ou «fan de putain». C’est un temps où l’on utilise encore le mot «larfeuille» et où l’on prend de l’aspirine (au lieu du paracétamol). La séquence du spectateur, Candy et Evelyne Leclerc sont à la télé, la centrale nucléaire de Tricastin sort de terre et l’affaire du sang contaminé émerge vers la fin du texte, en 1994. Le père de Farida veut devenir un bon Français bien rangé, sa mère voudrait retourner en Algérie : elle se demande si son époux ne l’a pas un peu bernée. La famille a intégré la haine de soi que lui renvoie la société : «les Arabes concentrés entre eux n’ont aucun civisme, voire sont décadents, Dieu nous en préserve, Dieu nous préserve des quartiers nord de Marseille, des Minguettes de Lyon, Allah ister». On ne sait pas si le père dit vraiment cela, mais Farida dit qu’il le pense, à grands coups de prosopopées humoristiques, du genre : «Regardez, mes enfants seront sauvés, seront tous instruits, c’est beau et grâce à moi, ils écouteront David Bowie et Salvatore Adamo !»
Il y a aussi le racisme tout court, celui de la concierge qui veut empêcher ces «sales Arabes» d’enfants de manger leur maïs grillé dans les escaliers de l’immeuble, ou le racisme antiraciste de la directrice d’école qui pense que, quand on est algérien, on écoute forcément Farid El Atrache (or le père n’aime que Demis Roussos, mais il n’ose pas la détromper). Face à ces vexations et micro-agressions quotidiennes, extérieures ou intériorisées, la seconde partie d’Hôtel de l’Univers fournit une merveilleuse débandade, un road trip horrifique et amoureux en compagnie de l’amie Mouni et de son amant Yanis. Un peu comme si la narratrice portait à l’incandescence ce programme paternel: «L’exil c’est chouette, mais j’en chie !» On ignore si elle s’en sortira mais ce qui est sûr, c’est que ceux qui réussissent vont s’installer «rue d’Aubagne» à Marseille – on appréciera l’ironie périlleuse de cette adresse. •
HÉDI CHERCHOUR HÔTEL DE L’UNIVERS Editions Vanloo, 256 pp., 18 €.