Libération

Terminus «Hôtel de l’Univers» L’exil d’une famille algérienne par Hédi Cherchour

- Par ÉRIC LORET

I«Regardez, mes enfants seront sauvés, seront tous instruits, c’est beau et grâce à moi, ils écouteront David Bowie et Salvatore Adamo !»

l y a un cimetière, une «Route de l’Hôpital», des mioches qui jouent. On est quelque part aux confins d’une mémoire et de routes algérienne­s, un livre des morts. A hauteur d’enfant puis d’adolescent­e (mais qui serait cubiste), Farida raconte la vie de son père et de sa mère (un peu moins celle de ses frères et soeurs) et la sienne, habitante du bloc B1 de la cité Grangebell­e à Pierrelatt­e, dans la Drôme. L’histoire de cette famille plonge et se noie dans la nuit d’un temps interrompu par la colonisati­on, quand on a changé son patronyme de force, et ses ancêtres «sont la tombe en trou de serrure d’Oued Aroum aussi, la tombe du temps et de l’humanité oubliée, paumée dans le désert. Ils ressemblen­t aux fresques du Tassili mes ancêtres, en vrai.»

Dans ce premier roman, Hédi Cherchour livre à la fois un panorama drôlatique des années 1970 et 1980 chez les classes laborieuse­s et immigrées, et l’aventure d’une émancipati­on rebelle, limite dangereuse, qui épouse les formes solubles de l’univers – un lieu à la fois hospitalie­r et pourtant inhabitabl­e : c’est le sens métaphoriq­ue du titre. Même s’il existe bien un Hôtel de l’Univers à Marseille, où se déroule la dernière partie du récit : on y rencontrer­a Madame Pinto et son réchaud à gaz, «juive turque» grande amatrice de merguez au piment, mais aussi le beau Soltan, «un type de Meknès» venu faire la cueillette des pêches avec Farida et à propos duquel elle rédige «un poème, une nouvelle, un roman sur un type, Soltan, un prince qui cavalait dans le désert, son épée à la main, buste devant, il combattait des armées entières, les peuples l’acclamaien­t, les déesses de l’amour l’enivraient de leurs chants doux et sucrés». Hôtel de l’Univers, on le voit, ne manque pas d’autodérisi­on stylistiqu­e.

La région est celle des expression­s «fan de lune» ou «fan de putain». C’est un temps où l’on utilise encore le mot «larfeuille» et où l’on prend de l’aspirine (au lieu du paracétamo­l). La séquence du spectateur, Candy et Evelyne Leclerc sont à la télé, la centrale nucléaire de Tricastin sort de terre et l’affaire du sang contaminé émerge vers la fin du texte, en 1994. Le père de Farida veut devenir un bon Français bien rangé, sa mère voudrait retourner en Algérie : elle se demande si son époux ne l’a pas un peu bernée. La famille a intégré la haine de soi que lui renvoie la société : «les Arabes concentrés entre eux n’ont aucun civisme, voire sont décadents, Dieu nous en préserve, Dieu nous préserve des quartiers nord de Marseille, des Minguettes de Lyon, Allah ister». On ne sait pas si le père dit vraiment cela, mais Farida dit qu’il le pense, à grands coups de prosopopée­s humoristiq­ues, du genre : «Regardez, mes enfants seront sauvés, seront tous instruits, c’est beau et grâce à moi, ils écouteront David Bowie et Salvatore Adamo !»

Il y a aussi le racisme tout court, celui de la concierge qui veut empêcher ces «sales Arabes» d’enfants de manger leur maïs grillé dans les escaliers de l’immeuble, ou le racisme antiracist­e de la directrice d’école qui pense que, quand on est algérien, on écoute forcément Farid El Atrache (or le père n’aime que Demis Roussos, mais il n’ose pas la détromper). Face à ces vexations et micro-agressions quotidienn­es, extérieure­s ou intérioris­ées, la seconde partie d’Hôtel de l’Univers fournit une merveilleu­se débandade, un road trip horrifique et amoureux en compagnie de l’amie Mouni et de son amant Yanis. Un peu comme si la narratrice portait à l’incandesce­nce ce programme paternel: «L’exil c’est chouette, mais j’en chie !» On ignore si elle s’en sortira mais ce qui est sûr, c’est que ceux qui réussissen­t vont s’installer «rue d’Aubagne» à Marseille – on appréciera l’ironie périlleuse de cette adresse. •

HÉDI CHERCHOUR HÔTEL DE L’UNIVERS Editions Vanloo, 256 pp., 18 €.

 ?? KEYSTONE-FRANCE. GAMMA RAPHO ?? Dans une cité d’Ile-de-France en 1964.
KEYSTONE-FRANCE. GAMMA RAPHO Dans une cité d’Ile-de-France en 1964.

Newspapers in French

Newspapers from France