Florence Jou, autant en emporte le van
Payvagues m’évoque le lointain. Pourtant, sur la quatrième de couverture, l’immobilité ne peut trouver de meilleure représentation que ce van, toutes portes closes, arrêté sur un terrain vague. Un peu rouillé, un peu bancal, ce véhicule ne semble plus d’aucune utilité pour voyager. Cette zone en friche pourrait être le point de départ des pérégrinations de Florence Jou, poétesse et performeuse. Elle élabore des fictions climatiques où se cristallisent, «entre désolation et merveilleux», les enjeux poétiques, politiques et environnementaux de notre époque.
Guidée par des présences chamaniques, une communauté nomade traverse des territoires au climat bouleversé, post-apocalyptique. De cette masse errante, s’extraient un «je» flottant, non attribué, et des prénoms, Valéria, Dom, Ludo et Luz. Par des états de transe ou des actes de résistance, les personnages luttent pour établir de nouvelles relations avec la faune et la flore. Et il y a dès l’ouverture du recueil, la décharge d’une matière presque palpable: «Du noir se libère». L’ensemble annonce les mutations des personnages et des phénomènes, car «le stable n’est pas le commencement» – comme le rappelle le titre du troisième récit. Les quatre récits, introduits par la description fragmentaire d’un paysage, peuvent être lus indépendamment, chacun contenant une expérience de transformation ou de symbiose des corps avec d’autres matérialités –qu’elles soient minérales, végétales ou artificielles. Tout est métamorphose et régénération.
Créative et savante, la langue de Payvagues est une sorte d’anti-taxinomie. Pour qualifier les choses et les états, Florence Jou fabrique des mots composites qu’elle ne classe pas. Elle les accumule. Ses curiosités excèdent alors les cloisons linguistiques et grammaticales, pour souligner le rythme des incantations des chamanes. En refermant le livre, me restent en tête la densité exigeante de sa prose et la particularité de son écriture par sédimentation, déposant là des références visuelles, écologiques et anthropologiques. Si Florence Jou donne à son livre une épaisseur géologique, les récits proposés en filigrane ramènent aux réalités climatiques actuelles. Au-delà de l’imaginaire, Payvagues porte une dimension critique qui dit l’urgence de restaurer des rapports sensibles au vivant.
Après Explorizons (Lanskine, 2021), Florence Jou poursuit ses recherches sur les formes hybrides, empruntant à l’écoféminisme et à la science-fiction. Payvagues est de ces traversées qui interrogent les pratiques du paysage et les sonorités. Plus qu’il ne se lit, ce texte s’énonce et s’écoute, comme dans son adaptation scénique partagée par Florence Jou et Valérie Vivancos. C’est un objet protéiforme qui se transmet et encourage le lecteur ou la lectrice à prendre l’espace pour le dire. Il me semble que ce recueil s’éprouve, au sens fort du terme. De ma rencontre avec Florence Jou, lors du festival Atlantide à Nantes – là où la poésie prend d’ordinaire peu de place par rapport aux autres genres littéraires –, je retiens cette phrase comme une (re) quête : «On s’ouvre les corps comme des réservoirs de manifestations et de transformations.»
FLORENCE JOU
PAYVAGUES
Editions de l’Attente, 102 pp., 12 €.