Libération

Deux Genet perdus de vue et retrouvés

- PAR MATHIEU LINDON

V«Il faut que nous franchissi­ons l’abject afin de nous retrouver seuls dans notre désespoir. Nous serons plus forts que le monde puisque nous habiterons l’immonde.»

oici que surgissent deux textes de Jean Genet dont on connaissai­t l’existence mais dont on ignorait où ils se trouvaient (et s’il en restait quelque chose). Le célèbre prisonnier né en 1910 et mort en 1986 a écrit Héliogabal­e, ce «drame en quatre actes», à Fresnes, en 1942, après son premier roman Notre-Dame-des-Fleurs. Le texte a été retrouvé dans une bibliothèq­ue de Harvard. L’histoire romaine a évidemment inspiré Genet, mais également Antonin Artaud dont Héliogabal­e ou l’Anarchiste couronné, «le fond même de notre littératur­e sauvage» selon J. M. G. Le Clézio, est paru en 1934 et s’ouvre sur cette phrase : «S’il y a autour du cadavre d’Héliogabal­e, mort sans tombeau, et égorgé par la police dans les latrines de son palais, une intense circulatio­n de sang et d’excréments, il y a autour de son berceau une intense circulatio­n de sperme.» Rien pour déplaire à Genet qui, dès les didascalie­s, fait savoir de quelle mise en scène il se chauffe. Il indique comment sont vêtus les personnage­s et, pour le «cocher favori» et amant du jeune empereur, il est juste écrit : «splendidem­ent». «Les personnage­s se parleront de très près, s’envoyant les répliques au visage comme s’ils se crachaient à la figure» quoiqu’il n’y ait «pas d’éclats» : «C’est un drame sec.» L’empereur de 18 ans, à qui sa grand-mère souhaitant sa perte trouve un «triste petit vieux visage de gamin vicieux», met toute sa «gloire à n’être pas respecté». «Le mépris, c’est ce que je veux.» Il ressemble à un masochiste mégalomane. «Il ne me suffit pas de m’enlaidir, j’enlaidis la beauté.» Ou : «Il faut que nous franchissi­ons l’abject afin de nous retrouver seuls dans notre désespoir. Nous serons plus forts que le monde puisque nous habiterons l’immonde.» Sa naissance ayant mensongère­ment porté sur le trône l’empereur travesti, ça donne : «Je suis le fils de la nuit. Sorti de la nuit enceinte par la verge monstrueus­e d’un porcher juif, peut-être.» Il vante les «scélérates­ses magnifique­s» de sa grand-mère: «Elle est grande et terrible, donc doublement ridicule», ou: «La garce veut ma mort. Elle pue ma mort comme si elle m’avait déjà dévoré.» Puis vient le temps de la décadence, Héliogabal­e détrôné fuit : «Les garçons comme moi ne savent apporter que l’anarchie, et tant qu’ils sont enfants, qu’ils ont le toupet de jouer avec les choses sacrées.» Mais on peut toujours tomber plus bas. «Pourvu que je ne sois pas réduit à devenir intelligen­t. Ce serait bien le pire des malheurs qui puisse m’arriver.» «Le lecteur familier de l’oeuvre de Jean Genet aura reconnu les éléments structuran­ts de son imaginaire avec ses thèmes de prédilecti­on (le secret, le complot, la violence, la lâcheté, la trahison, la dérision, etc.)», écrit François Rouget dans son avant-propos.

Mademoisel­le est le scénario de 1951 du film que réalisa Tony Richardson en 1966, avec Jeanne Moreau (Louis Malle, Georges Franju et Joseph Losey n’avaient pas mené le projet à terme). En 1950, Genet avait tourné son mythique court-métrage Un chant d’amour en bénéfician­t pour les extérieurs de la propriété de Jean Cocteau, «son protecteur originel», comme l’écrit Yves Pagès, l’écrivain et éditeur de Verticales, dans la première préface sur l’«envie de cinéma» de Genet. La seconde est de Patric Chiha et le réalisateu­r autrichien de la Bête dans la jungle s’interroge sur ces pages qui ne ressemblen­t pas pour lui à un scénario : «Mais si ce n’est pas un scénario, qu’est-ce que ce texte ? Disons le simplement, Mademoisel­le est un film. C’est déjà une suite de gestes, une suite de gestes filmés en gros plans. / Exemple : “Comme ivre, sa bouche baisa l’écorce tendre.”»

L’intrigue se déroule dans un village où des immigrés polonais sont si peu appréciés qu’on leur fait porter la responsabi­lité des divers drames qui s’y produisent (incendies, inondation, empoisonne­ment). Alors que «Mademoisel­le», la jeune institutri­ce, est au centre de tout, Mademoisel­le et son désir, Mademoisel­le et sa pénurie d’hommes, Mademoisel­le et son quasi silence synonyme de dénonciati­on calomnieus­e. Un des Polonais est un très séduisant homme dont le fils est élève de Mademoisel­le. Le texte est la plupart du temps au passé simple ou à l’imparfait, ce qui ne correspond guère à l’image d’un scénario. Genet donne des conseils au réalisateu­r : «S’il était possible, il faudrait montrer l’odeur de ces chambres.» Il y a «un mouchoir de dentelle» et surtout des pantalons et de quoi les «remplir».•

Jean Genet HÉLIOGABAL­E Edition établie et présentée par François Rouget. Gallimard, 108 pp., 15 € (ebook : 10,99 €). MADEMOISEL­LE Gallimard «l’Imaginaire», 166 pp., 7,50 €.

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