En France, les légumes asiatiques ont le champ en poupe
Pour freiner l’importation très polluante d’aliments asiatiques, des maraîchers attachés à cette cuisine, très populaire dans l’Hexagone, se lancent dans leur culture. Une démarche efficace, qui séduit restaurants et épiceries spécialisées.
Après plusieurs minutes à errer, de bonne heure, sur les chemins terreux de la Vacquerie, quartier de Blois affecté au maraîchage périurbain, voilà que se dessine enfin la silhouette longiligne du producteur de légumes asiatiques Masato Fujisaki. Déjà au four (ses champs) et au moulin (sa serre), le quadragénaire s’offre une pause-café bien méritée. L’occasion de confier être le fruit d’un métissage franco-asiatique auquel il doit son goût pour la cuisine japonaise. «Qu’est-ce que j’aimerais trouver sur un étal ?» s’est demandé l’ingénieur-paysagiste de formation quand il s’est installé au coeur du lieu en 2021. Réponse qu’il donne en pointant fièrement ses plants de légumes rares: «Du chou chinois, du mizuna [moutarde japonaise, ndlr], des chrysanthèmes comestibles, des navets japonais…»
Le maraîcher bio fait partie de cette poignée de producteurs à s’être mis, depuis une petite décennie, à la culture et la fabrication de produits originaires d’Asie de l’Est sur le territoire français. «Cela s’inscrit en continuité avec l’engouement des sociétés occidentales pour la cuisine asiatique», considère le directeur de recherche émérite au CNRS et spécialiste des migrations internationales Emmanuel Ma Mung. Et d’illustrer son propos : «Il y a vingt ans, on ne trouvait pas un ravioli chinois à Paris. Maintenant, on en sert à tous les coins de rue.» En 2019, 22 % des Français boulottaient des spécialités asiatiques plusieurs fois par mois, selon une étude publiée par Statista. Cinq ans après, le chiffre a forcément grimpé, notamment à la faveur de la «hallyu», vague culturelle sud-coréenne déferlant sur l’Europe. Le phénomène s’observe jusque dans les rayons des supermarchés asiatiques : à la clientèle de longue date venue se ravitailler en légumes exotiques et condiments, s’est greffé un autre consommateur en quête de nouilles instantanées, limonades aromatisées et autres snacks repérés sur TikTok.
Urgence écologique
Deux charriots différents mais une même réalité détonnant avec les préoccupations actuelles: des produits –suremballés et bourrés d’additifs pour la plupart – transportés par avion moyennant une empreinte carbone alarmante. Reste que certains sont essentiels au bien-être de la diaspora asiatique en France. Emmanuel Ma Mung en est convaincu : «S’il s’agit souvent de constructions, les traditions culinaires sont très importantes pour ces populations d’origine étrangère. Et pour les maintenir, elles ont besoin de tel ou tel produit.» Conscients de cet enjeu autant que de l’urgence écologique, Masato Fujisaki et ses pairs ont souhaité proposer des alternatives locales à ces denrées venues de trop loin. Parmi elles, le yuzu et la mandarine satsuma que le paysan vendra d’ici quelques années, si la météo le permet. «Je teste encore ces agrumes mais je suis plutôt confiant parce qu’ils résistent à -13 °C. Ici comme dans une partie de l’Asie, le climat est plutôt tempéré. Seuls certains légumes du Sud-Est qui demandent plus de chaleur doivent être cultivés sous serre», explique-t-il sans quitter des yeux le bouquet d’horenso (des épinards japonais) qu’il est occupé à dorloter. Tel celui de la pluie et du beau temps, le sujet de la fertilité des
sols français n’en est pas vraiment un, «surtout en bord de Loire où les terres sablonneuses se prêtent parfaitement à la culture des légumes-feuilles et racines».
Cinq saisons maintenant que l’homme vend sa production exotique, d’avril à mi-décembre, sur deux marchés des environs. Une affaire qui roule, moyennant quelques efforts de pédagogie : «Au début, je passais un temps fou à donner des conseils de cuisson et des idées de recettes.» Par chance et parce qu’il ne propose que des légumes bio, Masato Fujisaki s’adresse à une clientèle «curieuse et encline à cuisiner». Deuxième coup de bol : faute de références, celle-ci n’a d’autres choix que de se fier à ses prix qui –contre toute attente– ne gonflent pas du fait de la rareté de ses produits. «Cela ne ferait que désinciter les consommateurs inexpérimentés et freiner les clients asiatiques habitués à se fournir à bas coûts en supermarché.»
Si elles se multiplient désormais, ces initiatives agricoles s’observaient déjà à la marge au début des années 2000. Le géographe
Emmanuel Ma Mung se souvient notamment «de Chinois retraités qui, à l’époque, faisaient pousser dans leur jardin des herbes aromatiques asiatiques, d’abord destinées à leur consommation personnelle puis vendues en petites quantités, de manière plus ou moins réglementaire…» Vingt ans plus tard, cette production locale a pris une envergure relative, en grande partie grâce à des paysans japonais disséminés partout en France – outre Masato Fujisaki, Rairetsu Jinno, installé à Arles depuis 2012, et Anna Shoji, à Ligueil depuis 2015, en sont les figures de proue.
Savoir-faire importés
Au-delà des légumes, c’est tout un artisanat culinaire d’Asie de l’Est qui gagne progressivement l’Hexagone, porté par le savoir-faire de locaux et d’expatriés. Takayoshi Hirai est de ces derniers. Contremaître dans le BTP à Kobe (Japon) puis prof de maths en Touraine, il est l’un des seuls fabricants de miso en France. Depuis son microlabo en bordure de route à Veigné (Indre-et-Loire), l’homme transforme riz bio de Camargue, sel de Guérande et soja tourangeau en cette pâte fermentée dont l’umami («goût savoureux» en japonais) singularise la gastronomie nippone. «Celui que je trouvais en France était immangeable donc je m’y suis mis», lance-t-il dans un français hésitant. Et de poursuivre : «Mais il me manquait le koji [un ferment à base de légumineuses comme le riz ou l’orge], indispensable à la préparation du miso.» Un secret bien gardé qu’il finit par percer à force de tutos dénichés sur Youtube – «Les producteurs japonais ne voulaient rien me dire.» Revanchard, l’homme vit aujourd’hui de la vente de ses misos plus ou moins affinés, shoyu (sauce soja) et créations inédites (miso de pois chiches, lentilles ou haricots blancs).
Ici et là, d’autres savoir-faire importés bourgeonnent, sinon se pérennisent. Comme la fabrication du garum, sorte de nuoc-mâm –une sauce à base de poissons saumurés très utilisée en Asie du Sud-Est – d’origine romaine que le pêcheur ligérien Thierry Bouvet a remis au goût du jour pour valoriser les carcasses de ses poissons. Mais aussi celle du tofu, dont le Shanghaïen d’origine Jérôme Gang écoule 48kg par semaine, depuis son atelier-resto végan du XIe arrondissement de Paris. Ou encore la culture des shiitakés que le Vosgien Marco Demacon fait pousser sur des bûches de bois, conformément à la méthode traditionnelle japonaise : «La demande a explosé maintenant que ce champignon s’est démocratisé, notamment du côté des labos pharmaceutiques qui s’intéressent à ses vertus médicinales. Sauf qu’on est à peine cinq en Europe à savoir le cultiver dans les règles de l’art.» Plus récemment, Charlotte Chronberg a quitté son job dans la com, à tout juste 30 ans, pour entreprendre en bio dans les infusions de mugicha et sobacha (tisanes d’orge et de sarrasin). «J’ai découvert ça au cours d’un voyage au Japon en 2019. On en trouve partout là-bas : au resto, dans les bars et même dans les distributeurs automatiques… En France, on était limités au soda, au café et au thé donc je me suis lancée», résume celle qui milite pour la diversification du marché des pissemémé, non sans succès auprès des coffeeshops d’inspiration asiatique – elle fournit notamment l’adresse de brunch et pâtisseries Fu (XIIIe arrondissement de Paris) et le glacier Café Isaka (Ier).
«Terrain de jeu»
Cette niche séduit aussi les chefs. Anthony Maubert, du restaurant Assa à Blois, dit devoir une partie de son succès – notamment la remise par le guide Michelin d’une étoile verte récompensant les initiatives écoresponsables – aux légumes de Masato Fujisaki et au miso de Takayoshi Hirai. Non loin de là, au restaurant Fleur de Loire (lui aussi récompensé d’un astre vert au guide rouge), le chefagriculteur Christophe Hay vient de commander une douzaine de variétés potagères à Yuan Qin, une Chinoise expatriée spécialisée depuis peu dans la vente de semences importées d’Asie de l’Est. «Je veux garder un ancrage très local sans restreindre mon terrain de jeu aux produits de la région», précise celui qui cultive 1,5 hectare de terres et élève 90 boeufs Wagyu (une race d’exception originaire du Japon). Autre exemple à Paris, où le chef Thinh Dang sert, sur les tables de Têt (XIe), une cuisine vietnamienne végétarienne quasi exclusivement faite à partir de produits français. «Forcément, c’est plus cher mais le circuit court permet de limiter les coûts», assure-t-il. Reste à retourner les plus sceptiques. Pour Kazuyuki Tanaka, chef japonais à la tête du restaurant gastronomique Racine (Reims), vouloir produire ces denrées en France, «c’est un peu comme essayer de faire du champagne en Asie». Julie Hamaïde, rédactrice en cheffe de Koï, magazine sur les cultures et communautés asiatiques en France, émet des réserves d’un autre ordre : «C’est encourageant de voir que des gens se bougent pour espérer arrêter de dépendre du reste du monde, mais il n’y a pas de quoi faire trembler les géants de l’import.» De fait, seules s’y intéressent quelques épiceries indépendantes. Dont Kin, un e-shop consacré à la vente de produits asiatiques made in France. Allison Petillot, sa fondatrice, se félicite de l’émergence de cette tendance : «Il était temps de revaloriser ces produits, souvent perçus comme étant bon marché voire de mauvaise qualité.» Pourtant, l’Eurasienne elle-même a tardé à se réveiller. «J’ai toujours privilégié les marchés et les épiceries de quartier pour ma consommation “classique”, tout en continuant de dévaliser les étals de Tang Frères», admet l’intéressée. En 2020, le paradoxe saute aux yeux de la néoentrepreneuse qui se met en tête de trouver, en version française, les fondamentaux de sa cuisine de coeur. Quatre ans après, la trentenaire n’en démord pas : «Il ne tient qu’à nous de généraliser ces habitudes de consommation. Pour moi, le premier pas est largement franchi.» Ne manquent plus que tous les autres.