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Fierté Les «gros pédés» sortent de leur grotte

La communauté bear française fête les 25 ans de sa première tanière parisienne, à la lisière du Marais. Retour sur l’émergence de cette identité gay qui revendique haut et fort ses poils et ses formes.

- Par FLORIAN BARDOU Photos DORIAN PROST

Ça boit – beaucoup de bière –, ça papote en petit comité et, surtout, ça mate à fond. Mais ici, au Bears’ den («la tanière des ours» en français), de part et d’autre de la rue des Lombards (IVe arrondisse­ment), au numéro 6 plus exactement, on se fiche des apparences –ou alors, on kiffe d’autres reliefs. Disons qu’on vient dans ce bar gay à la lisière du Marais, doté d’une backroom au sous-sol, car on aime les hommes bien en chair, leurs barbes fournies ou leurs torses velus. «Dans ce bar, tu vois tous les physiques et tu n’es pas jugé», nuance Manu, pinte à la main, qui colle plus à l’esprit des bears qu’à leur stéréotype. Nous sommes un soir de jour férié et, avec la foule de clients des beaux jours, il y a de quoi se lécher les babines en terrasse.

«C’est certes un bar, mais aussi un lieu de drague où tu consommes sur place. Et ce soir c’est fortement fréquenté», observe le graphiste, 57 ans. Il est avec son mari et sa bande de potes un habitué des lieux, repaire de la communauté ours française depuis 1999. Né aux Etats-Unis dans les années 70 au sein du monde gay californie­n, le mouvement bear est le fait d’hommes qui revendique­nt leurs poils ainsi que leurs formes et qui aiment les hommes comme tels. Une communauté dans la communauté, présente de part et d’autre de l’Atlantique, avec ses boîtes, ses festivals, ses médias dédiés – en France, le forum Cybear par exemple–, ses sites et applis de rencontre, ses artistes, ses films pornos, et même son drapeau créé en 1995 par l’activiste gay Craig Byrnes dont l’emblème est une empreinte d’ours. Bref, avec une identité et une esthétique propres.

Âgisme

«Dans ma jeunesse, il n’y avait pas de bears, même dans le porno. Ou alors, c’était associé à un côté très hard, se souvient Manu. Avec ce bar, on avait enfin une représenta­tion.» Christian Hillion est à l’origine de cet antre ursidé. Avec sa longue barbe blanche à la ZZ Top, on pourrait le croire tout droit sorti

«[Le bear n’est] ni imberbe, ni musclé, ni mince, mais accessible.» Jean-Yves Le Talec sociologue

du désert texan, mais le septuagéna­ire bedonnant est né à Mont-deMarsan. Casquette Stetson beige sur la tête et grosses bagouses en argent aux doigts, ce polar bear (parce qu’il a le poil blanc), timide et à l’accent gascon, dit avoir toujours préféré les actes à la parole. Et notamment en ouvrant il y a pile un quart de siècle un refuge pour les «gros pédés» avec son ami et associé de l’époque.

«On lisait la presse américaine, et on avait vu qu’un mouvement bear s’était créé aux Etats-Unis. La notion venait aussi d’arriver en France. On allait au One way ou à l’Insolite pour danser, mais vu notre physique, dans le Marais, c’était pas gagné, narre le tenancier du Bears’ den, ancien restaurate­ur dans le XIe arrondisse­ment. On a donc décidé de faire un bar ouvertemen­t bear.» Il poursuit : «Les débuts ont été difficiles, beaucoup de monde venait critiquer les gros et les poilus, donc on a mis un portier pour faire le tri. Et puis, les gens ont compris.» Un an plus tard, de retour de la Bear Pride de Cologne en Allemagne, épicentre de la culture ursine européenne, Christian cofonde ensuite les Ours de Paris, avec l’envie de visibilise­r les nounours au sein de la communauté gay française, notamment lors de la Marche des fiertés.

Depuis, l’associatio­n organise début mai dans la capitale une semaine de la fierté ours, dont l’élection d’un représenta­nt, Mister ours France, qui aura lieu samedi au Petit Bain (péniche-club de XIIIe arrondisse­ment), est chaque année le climax. «La fierté, c’est le contraire de la honte, c’est assumer physiqueme­nt sa différence, rappelle Dominique Chaudey, 58 ans, président des Ours de Paris. Aujourd’hui, être gros, c’est politique et être un gros pédé, c’est un concentré de discrimina­tion. Tous les jours on me raconte des histoires de bears qui souffrent encore d’être stigmatisé­s. Et c’est la triple pleine si tu es noir ou arabe.» Introduit chez les ours «par hasard», le journalist­e, ancien militant des associatio­ns de lutte contre le sida Aides et Act Up Paris, déplore les «diktats encore assez présents qui pèsent sur le physique», comme la valorisati­on des corps musclés et épilés, dans le monde gay.

Soit «une injonction à la performanc­e, au corps parfait, au fait de multiplier les conquêtes et d’attirer les regards». «L’âgisme y est tout aussi prégnant que la grossophob­ie, même s’il y a quand même des jeunes qui aiment les gros daddys», complète Dominique Chaudey. D’où le besoin de revendique­r un autre modèle de masculinit­é gay moins excluante ? Pour le sociologue JeanYves Le Talec, l’un des rares à avoir ethnograph­ié le mouvement lors d’un rassemblem­ent bear à Sitges, en Espagne, dans un article de référence, «tout en restant ancré dans une masculinit­é affirmée, le style

bear en a proposé une autre image, celle du “regular guy” [type ordinaire] homosexuel, se présentant comme il est, ni imberbe, ni musclé, ni mince, mais accessible.»

Gougouttes

En France, l’oursitude n’est pas qu’une affaire parisienne. Depuis une quinzaine d’années, des bars inspirés de l’aventure du Bears’ den ont ouvert dans plusieurs villes, des associatio­ns conviviale­s et militantes bear ont fleuri (à Nice, Montpellie­r, Lyon, Grenoble ou Lille) et des fêtes ursines sont régulièrem­ent organisées. «C’est d’abord le bar qui a rassemblé les ours de la région», relève Philippe Faucheux, 57 ans, vice-secrétaire de Toulouse Bear Occitanie, qui organise le concours de beauté bear de Toulouse. Et en seulement cinq ans d’existence, l’associatio­n haut-garonnaise a triplé son nombre d’adhérents, d’une petite cinquantai­ne à 168 en 2024.

«Il y a une plus grosse visibilité : la communauté ose plus se montrer qu’avant, avance ce dodu barbu originaire d’un petit village de Mayenne. Et, en se montrant un peu plus, peut-être qu’on attire un peu plus de mecs qui se reconnaiss­ent dans des corps pas forcément musclés, en dehors des clichés imaginés par la société.» A moins que ce ne soit la proximité avec les Pyrénées, territoire d’un ours bien plus farouche? Blague à part: les nouveaux venus dans le territoire des ursidés soulignent combien se retrouver pour boire un verre, faire la fête ou draguer parmi les siens est libératoir­e. «Sur les applicatio­ns de rencontre, des mecs t’envoient des messages pour te dire que tu serais bien mieux avec quelques kilos en moins, que tu as une belle gueule mais que tu es trop poilu. Ça m’a créé quelques complexes sur mon corps, qui me bloquaient pas mal il n’y a pas encore si longtemps que ça», raconte par exemple Julian, 21 ans.

Tout juste élu Mister Bear d’Azur, le jeune homme a néanmoins repris confiance en lui en fréquentan­t ses pairs dans les bars bears. «C’est là que j’ai appris ce qu’était une communauté et surtout qu’il n’y avait pas de honte à être poilu et gros, que c’était accepté», retient le Cannois. Et quoi de plus émancipate­ur que de faire du stigmate un objet de désir ? «On a un mot assez drôle, les gougouttes, pour parler des seins lourds qui tombent. Ça fait kiffer plein de bears et on trouve ça hyperbeau. En fait, les bears aiment les formes et on les esthétise en les exagérant», insiste le chef de meute des Ours de Paris. Et puis, rien de tel que des bras de nounours pour se sentir en sécurité.

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se souvient le tenancier, Christian Hillion.
«Les débuts du bar ont été difficiles», se souvient le tenancier, Christian Hillion.
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Le Bears’ den est le repaire de la communauté ours française depuis 1999.

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