Libération

Sa vie après les morts

La romancière, qui fut actrice et a vécu avec Vincent Bolloré, passe par la fiction pour évoquer les manières de surmonter les deuils.

- Par LUC LE VAILLANT Photo LUCILE BOIRON

Deux raisons me poussent à faire le portrait d’Anaïs Jeanneret, une mauvaise et une bonne. La mauvaise est stridente et alléchante, voyoute et voyeuriste. La bonne, ou du moins la plus profonde, ne se découvrira qu’à la fin, à la façon d’une poupée russe, infante miniature cachée dans les cercueils des pères partis trop tôt. D’abord mannequin et actrice, Anaïs Jeanneret est désormais écrivaine. Mais ce qui émoustille et embrume à la fois c’est qu’elle fut la compagne de Vincent Bolloré. Elle a partagé la vie du tycoon quand celui-ci n’était encore qu’un flibustier de la finance, croisant au large des élites établies qu’il brutalisai­t. Il n’avait pas encore mis sa fortune au service de son conservati­sme, ni racheté télés, médias et maisons d’édition. Il l’invite à une projection. Elle décline. Il relance. Elle se laisse distraire du deuil qui la frappe alors. Elle dit : «Il était charmant, très gai, ça m’a fait du bien.» Elle s’attend à une passade. Ils vont vivre ensemble pendant une dizaine d’années à partir de 2004. Elle goûte au luxe de l’avion privé et du yacht qui héberge Sarkozy après son élection en 2007. A bord de Paloma, 65 mètres, elle n’est ni blanche colombe ni femme fatale pour Hollandais volant. Un convive se souvient : «Elle était agréable, intelligen­te, pas ramenarde.» Vincent Bolloré est très famille et s’évite les mondanités. Ce qui convient à Anaïs Jeanneret. Le couple réside villa Montmorenc­y, enclave dorée du XVIe arrondisse­ment. Si on la comprend bien, on s’y côtoie de loin sans trop de fêtes des voisins.

L’été, cette frileuse préfère la tiédeur de la villa de Saint-Tropez aux froidures bretonnes de Beg-Meil. Elle consacre ses après-midi à l’écriture. Elle y retrouve des amis chers : le silence et la solitude. Ce qui ne l’empêche pas de se faire discrète observatri­ce des moeurs des puissants et précise épingleuse des veuleries que déclenche mécaniquem­ent la richesse. Elle se dispense de jouer à la conseillèr­e ou de prétendre aiguiller le décisionna­ire. Un ami : «De toute façon, dans le business, Vincent ne se laisse influencer par personne.» Vincent Bolloré est catho revendiqué. Anaïs Jeanneret s’affirme «athée de chez athée» sans que cela ne fasse débat. Il appartient déjà à une droite affirmée. Elle a grandi entre une grand-mère tradi et une mère «écolo». Elle a le vote régulier mais flottant, inconstant. Elle s’étonne de la récente radicalisa­tion politique de son ex: «Ça m’a surprise. Je ne le connaissai­s pas comme ça. Les gens évoluent.» La séparation fut rude. Depuis, les relations se sont apaisées. Ils se téléphonen­t de temps à autre. Ils n’abordent pas les sujets brûlants, prennent des nouvelles des enfants devenus grands. Elle lui est reconnaiss­ante d’avoir élevé le fils qu’elle a eu avec Jean Drucker. Celui-ci se prénomme aussi… Vincent. Et commence à travailler «dans la finance.» Elle a 4 ans quand son père se suicide. Dépressif, il est alors directeur commercial pour les automobile­s Simca. Sa mère devient monteuse vidéo et ne se remettra jamais en couple. L’aisance bourgeoise se dilue avenue Mozart où l’on bénéficie d’un loyer loi de 48 mais où, pour le papier toilettes, on coupe les vieux bottins en quatre. Les poches se vident sans déchéance majeure. Il y a juste une gêne aux entournure­s et un passé modérément idéalisé.

Elle a 40 ans quand Jean Drucker, le patron de M6, frère aîné de Michel, décède brusquemen­t d’une crise d’asthme. Leur fils a l’âge qu’avait Anaïs Jeanneret quand elle est devenue orpheline. Dans son dernier roman, elle évoque une perte de cet ordre et la manière de la surmonter. Elle a l’élégance d’abriter ce trauma redoublé sous le parapluie du romanesque. Elle s’évite l’auto-fiction béante et le vécu saignant mis à l’étal. Elle qui apprécie Stefan Zweig, Agota Kristof et Patrick Modiano a l’écriture blanche et mesurée, l’étude de caractères précise et mouchetée et le minimalism­e lucide et mélancoliq­ue. Son éditeur : «Elle est plus dans la litote que dans l’hyperbole, dans la retenue que dans l’extravagan­ce.»

Dans l’Origine de l’oubli, son héroïne dévastée par le deuil se jette au cou d’inconnus croisés dans la rue. Le spasme est consolateu­r, la jouissance sans fard et la fuite qui s’ensuit immédiate. Elle le détaille ainsi : «Ce plaisir est une rage. Une force animale, égoïste, dénuée de la moindre tendresse. C’est l’oubli de tout […]. Il s’agit de n’être plus qu’un corps sans conscience pour quelques instants, le temps d’expulser sa colère.» Dans ses pages, Eros éloigne Thanatos quand désormais c’est le désir affiché qui, souvent, confine à la mort sociale. Evidemment, on lui demande si elle-même a résolu la dévastatio­n de l’absence par ce genre d’escapades. Evidemment, elle s’amuse de cette curiosité torve et se contente d’y opposer «la liberté de la romancière». A l’aube d’une soixantain­e perçue comme irréelle, elle porte l’inévitable regard nuancé de sa génération sur l’état des sexualités : «Il est bon que les choses se disent. Mais je ne voudrais pas qu’on dresse les sexes les uns contre les autres. J’aime la séduction et j’ai de la tendresse pour les rapports hommes-femmes.»

Enfant, elle se cache dans les grottes de ses secrets. Elle panique et ment quand il s’agit de répondre à la question «profession du père» lors des rentrées scolaires. Adolescent­e, elle sèche les cours et fascine d’autant plus les lycéens qui se souviennen­t de sa mobylette, du blond de sa frange et du bleu de ses tenues. Seule la pétrolette a disparu, remplacée par «une vieille Mercedes». Elle profite de la liberté facilement concédée par la «décontract­ion» de sa mère mais n’aurait pas détesté qu’on la retienne et la structure. Elle pose nue pour Lui. Elle en dit : «Ce n’était ni une fierté ni un problème. Je m’en fichais, et tout le monde autour de moi aussi.» Elle veut faire les Arts Déco mais se retrouve mannequin de hasard. Son 1,70 m l’oriente vers la publicité. Puis, elle glisse insensible­ment vers le cinéma. Elle, qui apprécie Robert De Niro et Meryl Streep, Vincent Lindon ou sa «nièce» Léa Drucker, tient ses rôles avec applicatio­n et sérieux pendant une quinzaine d’années. Frustrée ne pas avoir la main sur son activité, fatiguée de se sentir «dorlotée et infantilis­ée», elle brûle de passer de l’autre côté du miroir. Elle s’essaie photograph­e, puis s’accomplit écrivaine. Comme ses tirages ne sont pas faramineux, elle fait aussi commerce de décoration d’intérieur. Dans son bel appartemen­t, c’est blanc et sable, beige et clair, à la façon de Christian Liaigre dont elle s’inspire. Aux murs, il y a des toiles d’Alechinsky et des dessins de Le Corbusier. Rassurez-vous le mobile qui trône dans l’entrée n’est pas de Calder. Elle vit avec un ex-directeur de musée belge. Et comme ils sont souvent éloignés, l’un à Bruxelles, l’autre à Paris, elle a choisi de l’épouser. Officialis­ation dont elle s’était dispensée avec Drucker comme avec Bolloré.

1963 Naissance à Paris.

1984 Péril en la demeure (Michel Deville).

1990 Premier roman.

Mai 2024 L’Origine de l’oubli (Stock).

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France