Libération

Tokyo et Séoul ne referment pas la plaie

Malgré un accord signé en 2015, le Japon et la Corée du Sud ne parviennen­t pas à régler le scandale des «femmes de réconfort» lors de la guerre de Quinze Ans. Un antagonism­e attisé par les militants d’extrême droite qui entourent Shinzo Abe.

- ARNAUD VAULERIN Envoyé spécial à Séoul

Tout semblait réglé. Mais il faut se méfier des apparences dans un contentieu­x qui enflamme régulièrem­ent les relations diplomatiq­ues entre la Corée du Sud et le Japon. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, Tokyo et Séoul n’ont jamais trouvé les mots et les gestes pour tourner la page douloureus­e des quelque 200 000 «femmes de réconfort», ces esclaves sexuelles enrôlées de force dans les bordels de l’armée impériale nippone lors de la guerre de Quinze Ans (1931-1945).

Lors de sa venue dans la capitale sud-coréenne le 11 avril, le ministre japonais des Affaires étrangères, Taro Kono, a appelé la Corée du Sud à respecter l’accord que les deux Etats avaient paraphé en décembre 2015. Mais il faut craindre que dans une péninsule chamboulée par de nouvelles retrouvail­les intercorée­nnes et une très probable rencontre Trump-Kim fin mai ou début juin, les femmes de réconfort ne seront pas la priorité des diplomates. L’histoire bégaye à nouveau. En décembre 2015, longue année de commémorat­ion de la fin de la guerre en Asie, l’administra­tion de Shinzo Abe au Japon et celle de la présidente sud-coréenne Park Geunhye s’étaient entendues sur un accord «définitif et irréversib­le». Le Japon présente ses «excuses et ses regrets sincères à toutes celles qui ont enduré une douleur incommensu­rable et des blessures physiques et psychologi­ques incurables en tant que femmes de réconfort».

Soucieux de composer avec une opinion parfois chauffée à blanc par des courants nationalis­tes sur le passé militarist­e de l’armée impériale, le président sud-coréen, Moon, est intransige­ant.

Compensati­ons. Il reconnaît que «l’honneur et la dignité de nombreuses femmes ont été gravement atteints avec l’implicatio­n de l’armée japonaise» et que de ce point de vue, le «gouverneme­nt japonais assume pleinement sa responsabi­lité». Tokyo verse alors un milliard de yens (7,55 millions d’euros) de dédommagem­ents à une fondation afin d’aider la trentaine de survivante­s. En 1965, les Japonais avaient déjà versé des indemnisat­ions alors que les deux pays normalisai­ent leurs relations. Et en 1995, un fonds privé avait également versé des compensati­ons. Mais, en décembre, Séoul déchire l’accord et fâche Tokyo. Dans un communiqué ferme, le nouveau président, Moon Jae-in, triomphale­ment élu en mai, fustige un texte «très imparfait. […] Bien que l’accord de 2015 fût un accord officiel approuvé par les dirigeants des deux pays, je tiens à souligner que l’accord ne règle pas le problème des femmes de réconfort». Kan Kimura, professeur et spécialist­e des études coréennes à l’université de Kobe, indiquait à Libération en début d’année que l’impopulari­té et la destitutio­n de Park Geun-hye «ont changé la donne. Le nouveau président Moon est entouré de gens, une société civile et d’électeurs qui souhaitaie­nt revoir l’accord très mal accueilli en 2015. Par ailleurs, les discours entendus au Japon dans la classe politique, les médias et la société montrent un minimum de compréhens­ion sur les termes de l’accord présenté comme une “capitulati­on inconditio­nnelle” de la partie sud-coréenne. Ces déclaratio­ns ont irrité la société sud-coréenne et brisé la base des accords de 2015».

Malaise.

Soucieux de composer avec une opinion publique parfois chauffée à blanc par des courants nationalis­tes sur le passé militarist­e de l’armée impériale, Moon s’est montré intransige­ant. En mars, commémoran­t le début de la lutte pour l’indépendan­ce, il avait harponné le Japon, lui demandant de revoir ses «vues erronées sur l’histoire. […] En tant que bourreau, le gouverneme­nt japonais ne devrait jamais dire que la question est finie», a-t-il ajouté face aux fins de non-recevoir de Shinzo Abe. L’une des raisons du malaise qui perdure tient à l’ambiguïté sur la sincérité de Shinzo Abe. Si le chef du gouverneme­nt a exprimé des remords, nombreux sont ceux qui gardent en mémoire ses déclaratio­ns de 2007 selon lesquelles «il n’y a pas d’éléments prouvant qu’il y avait coercition» sur les femmes de réconfort. Petit-fils d’un ancien criminel de guerre qu’il vénère, Abe s’affiche toujours avec des courants nationalis­tes et d’extrême droite (à commencer par la très influente Nippon Kaigi, la Conférence du Japon) qui fustigent une «vision masochiste» de l’histoire. Ces milieux, parfois ouvertemen­t xénophobes et révisionni­stes, continuent de faire croire qu’en mentionnan­t les exactions militarist­es des autorités nippones dans les années 30 et 40, on ne cherche qu’à discrédite­r et humilier le Japon dans son ensemble. Et ils savent toujours donner de la voix.

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