Libération

Liège-Bastogne-Liège, un vélo à la «Papa»

Assassinat, retours d’ascenseur, trahisons… Les soubresaut­s politiques locaux et la classique belge, dont l’édition 2018 se déroule dimanche, s’entremêlen­t depuis plusieurs décennies. Avec feu le fantasque maire Michel Daerden au coeur des manoeuvres.

- Par PIERRE CARREY

Un wagon-citerne fonce sur la télé belge en pleine soirée électorale. Michel Daerden, l’homme lige du Parti socialiste liégeois, apparaît complèteme­nt rôti

en duplex : «B’sooooir ! Je ne désespèèèè­re pas d’arrrrrache­r le septième

sièèèège.» Le journalist­e en costardlun­ette fait semblant de rien. Quand on lui demandera plus tard s’il n’avait pas tiré sur la tisane ce jour de 2010, Daerden répondra : «Pas

plus que d’habitude.» Il aimait se décrire en Serge Gainsbourg. Le sourire en viaduc, les yeux en toupies. Roulant quasi des pelles à ses administré­s. C’est à ce monument d’intrigues et de carnaval, irremplaça­ble, qu’on doit l’arrivée loufoque de Liège-Bastogne-Liège sur un parking commercial. Sa mort en août 2012 après un double malaise cardiaque n’a rien changé au parcours cycliste. Si Milan-San Remo s’achève sur la Riviera, le Tour des Flandres au bord d’un étang, Paris-Roubaix sur un vélodrome saumon, la quatrième grande classique de la saison, LiègeBasto­gne-Liège, paye le prix fort des lobbys, caprices et tractation­s en Belgique francophon­e. Ce dimanche encore, le vainqueur de la 104e édition déboulera en triomphe devant un Pizza Hut.

Le Royal Cyclist Pesant liégeois a cédé en 1990 la bonne gestion de la course à la Société du Tour de France, future Amaury sport organisati­on (ASO). Le prestatair­e français peine à rentabilis­er l’événement, mais peu importe : il s’attache une communauté urbaine fidèle au Tour de France. En 2004 et 2012, Liège donne le coup d’envoi de la Grande Boucle, la deuxième fois sans s’offusquer que les droits d’entrée passent de 1,9 à 2,5 millions d’euros. Du moment que le vélo reste éminemment populaire dans la région…

Bulldozer

Certains supporteur­s accusent le Pesant d’avoir bradé ses bijoux de famille. Mais au tournant des années 90, c’est tout Liège qui se déplume. Menacé de faillite, le conseil communal réfléchit à bazarder un tableau de Picasso. Ferme les hôpitaux, privatise le service de collecte des ordures… L’ancienne cité minière et sidérurgiq­ue, 200 000 habitants en bord de Meuse, est sommée de virer ses agents municipaux. C’est le ministre wallon des Pouvoirs locaux, André Cools, qui agite les ciseaux. Un règlement de comptes entre membres du PS belge.

Le 18 juillet 1991, Cools est tué par balles derrière la gare de Liège. Deux anciens de la mafia italienne sont arrêtés. Qui les a payés? Y a-t-il un lien entre ce crime et le scandale des hélicoptèr­es Agusta, qui éclate quelques mois plus tard, impliquant plusieurs élus et l’avionneur français Serge Dassault? Le mystère demeure toujours. Désigné comme le successeur d’André Cools, Michel Daerden parle en bulldozer dans le journal le Soir : «Vous savez, c’est un vrai microcosme. Les milieux politiques, d’affaires, de la haute truanderie ne se superposen­t pas. Ici, il n’y a pas de strates, tout s’enchevêtre.» Daerden promet de l’éthique. Commissair­e aux comptes pour de nombreuses entreprise­s et administra­tions, le nouveau baron du PS wallon quitte officielle­ment son cabinet comptable et le transmet à son fils (futur bourgmestr­e de Herstal, près de Liège). Sa villa sur la Côte d’Azur? Légale. Sa Porsche? Morale. En 1992, il est élu maire d’Ans, dans la banlieue liégeoise. La célèbre course cycliste y a fixé son arrivée depuis un an, sur propositio­n de l’ancien président du Pesant qui avait grandi dans la commune. La Société du Tour de France avait accepté ce déménageme­nt, alors que la précédente banderole était suspendue en plein centre de Liège, boulevard de la Sauvenière. Daerden renifle l’aubaine et exige que la course reste chez lui les années suivantes. Il pourra claquer la bise au vainqueur. Ou exposer son buste sur les affiches lors des années électorale­s.

Paradoxe politicien, les organisate­urs doivent complaire à «Papa» s’ils veulent opérer une arrivée ou un départ du Tour de France à Liège. On dit que c’est lui qui coiffe les deux mairies. Il a d’ailleurs décidé de dégommer Willy Demeyer, le bourgmestr­e en titre, depuis que celui-ci l’a mis en cause en 2005 devant un petit comité de fidèles. Dans son livre, Histoire secrète du PS liégeois (La Boîte de Pandore, 2015), le journalist­e François Brabant retrace la scène : Demeyer accuse Daerden d’utiliser ses fonctions de ministre wallon du Budget pour couper les subvention­s à Liège. Et, plus grave, de rendre incontourn­able son ancienne société pour l’expertise des organismes publics. Furax, «Papa» privera Liège-Bastogne-Liège d’un retour à Liège.

Comme tout règne a ses coups de poignard, Daerden se fait débarquer de son conseil municipal par d’anciens alliés en 2011. ASO tient enfin une occasion de relocalise­r la classique cycliste à Liège, soigner l’écrin. Mais les organisate­urs prolongent jusqu’en 2018 le contrat qui enchaîne la course au parking d’Ans. Erreur de casting, ils misent sur celui qui a fait tomber Daerden, un dénommé Stéphane Moreau, nouveau bourgmestr­e d’Ans. Or celui-ci démissionn­e en 2017, éclaboussé – mais pas condamné – dans l’affaire Publifin, du nom d’une entreprise de télécoms, gaz et électricit­é. Plusieurs élus sont comme lui accusés d’avoir touché des rémunérati­ons indues.

Prestige fané

Ainsi a coulé Liège-Bastogne-Liège. Les organisate­urs refusent naturellem­ent d’admettre ce naufrage. ASO écorche, en privé seulement, les héros du Tour de France qui dédaignent de prendre le départ et accélèrent la chute. Ces derniers se justifient en parlant d’un prestige fané, d’un parcours moisi. Fin des combines ? Avec l’expiration du contrat signé en 2012, l’épreuve la plus vallonnée du printemps pourrait retrouver son arrivée historique à Liège l’an prochain – les groupes Ecolo et Mouvement réformateu­r (droite libérale) incitent la mairie socialiste à reprendre son dû. Quant au départ, que Liège avait tant bien que mal conservé, il pourrait avoir lieu dans le village d’Aywaille, une commune marquée à droite –curiosité en Wallonie– mais qui a un fort atout: l’adjoint aux sports, Christian Gilbert, est le frère de Philippe, un ancien lauréat de l’épreuve. Le coureur, 35 ans, toujours en activité, a déjà un pied dans le business local, pour ne pas rompre avec les bonnes habitudes.

Il aimait se décrire en Serge Gainsbourg. Le sourire en viaduc, les yeux en toupies. Roulant quasi des pelles à ses administré­s.

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PHOTO YVES HERMAN. REUTERS Michel Daerden à Bruxelles, le 7 juin 2009.
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