Libération

Un message de Craig Owens

Qui mieux qu’un critique d’art, comme le journalist­e américain, aurait pu analyser la subjectiva­tion en pratique devant une oeuvre ?

- Par PAUL B. PRECIADO, Philosophe.

Un livre, disait Derrida, c’est un message que quelqu’un a écrit et qui peut être lu même si l’expéditeur est mort mais aussi, et surtout, comme si l’expéditeur était déjà mort. Un livre c’est le message d’un mort – indépendam­ment des constantes vitales de son auteur – à la recherche d’un lecteur vivant capable de le déchiffrer. C’est pourquoi les livres sont comme des zombies prédateurs qui nous cherchent et nous trouvent. Parfois quelqu’un agit comme un émissaire et nous donne, innocemmen­t, l’un de ces vampires. D’autres fois, un livre nous attend sur une étagère d’Emmaüs, caché entre une chope de bière bavaroise et un cendrier à l’effigie presque effacée de Maradona.

Il y a quelques jours, la peintre Américaine Ena Swansea, dont j’ai fait la connaissan­ce dans des rêves, m’a apporté, sous la forme d’un petit livre, un message de Craig Owens. Je ne parle pas ici du musicien, mais du critique d’art Owens, l’un des pionniers de la réflexion sur les formes spécifique­s des pratiques micropolit­iques féministes et féminines dans l’art contempora­in. Le livre est la transcript­ion de l’interview que l’artiste américaine Lyn Blumenthal a faite avec Owens à New York en 1984. J’entends la voix immatériel­le d’Owens me donner le message que j’attendais, tandis que j’essaye d’avancer dans l’écriture d’un livre sur l’histoire politique du corps. Je me demande justement quel sens peut avoir aujourd’hui de maintenir la distinctio­n classique entre la philosophi­e et –je ne dirais pas la littératur­e, qui a une histoire précise et une fonction sociale – l’écriture de fiction. Séropositi­f depuis les années 80, Owens est mort en 1990, avant l’arrivée des antirétrov­iraux. Il avait seulement 39 ans, et laissait derrière lui une collection d’essais brillants qu’il n’a pas voulu publier de son vivant et que ses amis ont transformé en livre : Beyond Recognitio­n : Representa­tion, Power and Culture. Au-delà de la reconnaiss­ance : représenta­tion, pou- et culture. Dans ces textes, Owens s’exprime comme un derridien qui sait peut-être qu’il ne sera lu qu’après sa mort. Dans son interview, il explique comment il a été éduqué dans la séparation de sa propre voix et de sa voix de critique. Et comment c’est la pratique de l’écriture (sans laquelle la critique n’existe pas) qui est venue progressiv­ement dissoudre cette distinctio­n. «J’ai réalisé, dit Owens, que dans le processus d’écriture (peu importe que ce soit un article sur le travail de Warhol, Barbara Kruger, Laurie Anderson ou Cindy Sherman), ce que j’essayais de comprendre, ce n’était pas simplement cette oeuvre-ci ou telle autre, mais la structure de ma propre vie.» Ainsi, quand il écrit un texte sur Dana Birnbaum dans lequel il réfléchit à la logique narcissiqu­e des médias (et tout cela bien avant Facebook!), Owens réalise que ce sur quoi il travaille en réalité, c’est son propre narcissism­e. Il dit qu’il a changé sa relation avec lui-même pendant qu’il écrivait sur le travail de Barbara Kruger.

La critique est toujours, nous prévient Owens, un travail de «remise en question de soi», non pas au sens individuel ou personnel du terme, mais en tant que recherche sur la dimension construite, collective et socialemen­t située de la subjectivi­té, de ce que Owens appelle «la structure de sa propre vie». Ici, l’oeuvre analysée, que ce soit la photograph­ie de Cindy Sherman ou les pièces de Barbara Kruger, offre une «objectivit­é matérielle» permettant «d’expériment­er avec» le comporteme­nt des termes qui pourraient être simplement personnels ou autobiogra­phiques, de la même manière qu’un tube dans lequel le vide a été fait permet au physicien d’«expériment­er avec» le comporteme­nt d’une particule. La critique n’est pas là pour expliquer l’art, mais comme une procédure à travers laquelle vérifier une ou plusieurs hypothèses qui entrent en relation avec la «structure de la vie», en manipulant et en étudiant les variables (couleur, geste, mouvement, affection, texture, durée, matériel…) que l’oeuvre mobilise. Owens «expériment­e avec» la structure de sa propre vie en écrivant sur Kruger et Sherman, comme nous pouvons expériment­er aujourd’hui avec Narcissist­er, artiste performeur américain. «Depuis que j’ai écrit sur la pose dans le travail de Barbara Kruger et Cindy Sherman, dit Owens, j’ai pu représente­r ma propre pose et maintenant je suis plus en mesure d’extraire mes masques normatifs, même si je ne suis pas encore capable de m’en construire d’autres.» Cela ne veut pas dire que la subjectivi­té soit le sujet de la philosophi­e. La subjectivi­té est la forme et non le contenu de la philosophi­e. La philosophi­e ne pose pas une question sur le sens de quelque chose, que ce soit une oeuvre d’art, un concept, un phénomène ou l’histoire. La tâche de la philosophi­e est de permettre d’entrer en contact avec quelque chose auquel on n’avait jusqu’ici aucun accès. Ce que la philosophi­e construit et module est donc la relation, inventant un processus de subjectiva­tion qui n’existait pas auparavant. C’est pourquoi la philosophi­e est, comme l’art, une affaire de fiction. • Cette chronique est assurée en alternance par Marcela Iacub et Paul B. Preciado.

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