Libération

Fassbinder, tabous portants

- Par NATHALIE DRAY

Une rétrospect­ive parisienne ainsi que des ressorties en salles et en DVD mettent à l’honneur le génial emblème du nouveau cinéma allemand. Puisant chez les plus grands –de Melville à Godard–, il n’aura eu de cesse d’interroger avec une frénésie créatrice les angoisses et les faux-semblants de la société allemande.

Dans le Secret de Veronika Voss, avant-dernier film de Rainer Werner Fassbinder (1945-1982), sorti un mois après sa mort prématurée, à 37 ans, d’un méchant cocktail surmenage, drogues et médicament­s, le cinéaste faisait une dernière apparition sous les traits fatigués d’un spectateur dans une salle obscure. Caméo mélancoliq­ue faisant écho à son premier court métrage, le Petit Chaos (1966). Dans ce polar indolent sous influence godardienn­e, Rainer Werner Fassbinder campant un jeune malfrat se demandait comment il allait dépenser l’argent qu’il avait volé. Réponse enjouée : «J’irai au cinéma.»

Difficile de ne pas entendre dans ce programme la profession de foi d’un cinéaste boulimique dont le passage à la réalisatio­n, outre l’expérience théâtrale avec sa troupe, l’Antiteater, aura autant été le prolongeme­nt impatient de sa jouissance cinéphile qu’une impérieuse nécessité de travailler sa filmograph­ie comme on construit sa maison, d’y trouver refuge, tel l’enfant que sa mère traductric­e envoyait au ciné pour avoir la paix. D’un bout à l’autre d’une oeuvre fulgurante et féconde (une quarantain­e de films en quinze ans à peine) qui, ce printemps, fait l’objet d’une riche actualité –rétrospect­ive à la Cinémathèq­ue, reprises en salles, coffrets Bluray, série inédite–, Fassbinder se mettait donc en scène en ciné-fils. Il plaçait ainsi la question du regard, comme pulsion scopique, comme outil réfléchiss­ant, ou comme dispositif maniériste, au coeur du processus de création et d’un cinéma qui, bien qu’absolument singulier par ses audaces formelles (surcadrage­s, morcelleme­nt de l’image, circonvolu­tion des mouvements de caméra, tel le vertigineu­x travelling circulaire dans Martha) et par la cohérence de ses thèmes (dépendance affective, rapports de domination, argent et pouvoir corrodant les relations humaines – le Droit du plus fort, les Larmes amères de Petra von Kant–, cynisme politique, amnésie historique, crapulerie du capitalism­e – la trilogie allemande, etc.), n’en fut pas moins traversé de multiples influences. «Le maniérisme, ce n’est pas faire des manières, écrivait Serge Daney, c’est effectuer des prélèvemen­ts.»

Eclatante ombre

Des emprunts, donc, des citations, et, si l’on veut entendre ce terme au sens médical, des analyses révélant un certain état du cinéma. Dans L’amour est plus froid que la mort, la référence à Jean-Pierre Melville et à son Samouraï permet de recycler le film de gangster, figure phare du cinéma américain des années 40, avec une distanciat­ion qui infusera l’esthétique de la première période de Fassbinder. Dans Prenez garde à la sainte putain, le Mépris de Godard infléchit une réflexion sur la création en crise, l’artiste et le groupe. Dans Troisième Génération, l’influence de Bresson et du Diable probableme­nt questionne la fin des idéaux politiques et renvoie terrorisme et libéralism­e dos à dos. Dans Roulette chinoise, pastiche dégénéré d’une chronique bourgeoise chabrolien­ne, ce sont les faux-semblants qu’il fait miroiter.

Dans Lola, une femme allemande, la figure de Marlene Dietrich dans l’Ange bleu domine, femme vendue, comme une allégorie de l’Allemagne du miracle économique. De Sternberg, RWF empruntera surtout l’art de magnifier les icônes féminines par la lumière – Hanna Schygulla en pulpeuse Marilyn, Margit Carstensen en jumelle torturée de Katharine Hepburn – et l’effet aquarium de ses mises en scène.

Mais Douglas Sirk est le seul dont il reconnaiss­e réellement l’éclatante ombre portée sur son oeuvre, dont il va tantôt creuser la forme (le mélodrame flamboyant), tantôt les motifs (l’élégance stylisée, la couleur), tantôt la noirceur tragique jusqu’à l’obsession. Remake meurtrissa­nt de Tout ce que le ciel permet,

Tous les autres s’appellent Ali s’affranchit du glamour hollywoodi­en pour n’en garder que la fibre narrative et la critique sociale – comment un couple hors norme, un immigré et une femme de vingt ans son aînée (bouleversa­nte Brigitte Mira), n’a pratiqueme­nt aucune chance de tenir face aux préjugés sociaux de leurs milieux, famille, amis, collègues de travail, qui s’avèrent de cruelles instances de flicage. Son maniérisme en somme se déploie toujours sur le terreau d’une puissante radiograph­ie politique de son temps. La maison-cinéma de Fassbinder recoupe en cela le projet balzacien –«Notre Balzac est mort», titrait un quotidien allemand à l’annonce de son décès –, celui qui entend livrer en coupe un tableau complet de la société, ses enjeux politiques, historique­s, économique­s, sexuels, sa violence de classes, qui s’insinue jusque dans la sphère intime, ses bourgeois et ses exclus, ses putes et ses prolos.

Un monde sans miroirs

Quels motifs président à la recréation de sa

Comédie humaine? Le chaos, d’abord. Quand la maison explose, en premier lieu se brisent les miroirs, puis les hommes. Parfois, leurs destins se confondent, laissant à ceux qui restent sur un lit de gravats le soin de rebâtir. Comme tout Allemand de sa génération, Fassbinder a grandi dans un monde sans miroirs, c’est-à-dire sans mémoire. Un pays anéanti et divisé qui évitait de se regarder dans la glace de peur d’y croiser le reflet de ses crimes et de ses turpitudes, vite oubliés dans l’urgence de la reconstruc­tion. Le boom de l’après-guerre – le miracle économique de l’ère Adenauer et ses hideurs cachées – avait tenté d’assourdir d’une chape de plomb le passé nazi et son grand boum final, sans jamais remettre en question ses bases toujours à l’oeuvre, le continuum structurel et idéologiqu­e établissan­t une passerelle entre le IIIe Reich et la libérale République fédérale dont l’appareil administra­tif était resté le même.

A sa patrie amnésique, vendue au capitalism­e et au consuméris­me étriqué, Fassbinder, dont la vie, à l’image de son film le Mariage de Maria Braun, aura tenu en somme entre deux déflagrati­ons – les bombardeme­nts de 1945 ayant bercé sa naissance et les attentats de la Fraction armée rouge, de la fin seventies, accompagné son trépas –, ne se contentera pas de tendre d’implacable­s miroirs, il les fera réfléchir, parsemant sa filmograph­ie d’un kaléidosco­pe étincelant, pièges visuels, jeux d’artifices et de transparen­ces. Daney toujours, à propos du maniérisme : ce moment où derrière l’image il n’y a rien, où «le fond de l’image est toujours déjà une image». •

RÉTROSPECT­IVE RAINER WERNER

FASSBINDER à la Cinémathèq­ue française (75012) jusqu’au 16 mai.

A l’Institut Lumière à Lyon (69) à partir du 4 mai. En salles le 2 mai. 15 ESSENTIELS DE RWF Coffrets Blu-ray (Carlotta)

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L’Année des treize lunes (1978). PHOTO
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Tous les autres s’appellent Ali ( 1973).
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Huit Heures ne font pas un jour (1972).

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