Libération

«Huit heures ne font pas un jour», négos sans filtre

Inédit, le soapopéra prolo à succès qu’il réalisa pour la chaîne ouestallem­ande WDR est visible en salles et en DVD.

- N.D.

Réaliser une série familiale en milieu ouvrier pour la télévision, dans la florissant­e Bundesrepu­blik de Willy Brandt, tiraillée entre le vernis du miracle économique et l’horizon plombé des premiers attentats de la bande à Baader, constituai­t au début des années 70 une révolution. Le Kammerspie­le et autres récits intimistes et domestique­s qui avaient alors le vent en poupe se passaient d’ordinaire dans des cadres bourgeois, enfilant les psychodram­es sentimenta­ux comme autant de clichés avec happy ending de mise. Mais souhaitant ouvrir ses programmes à des sujets plus en phase avec le quotidien des gens, les préoccupat­ions sociales et les ferments libertaire­s qui avaient germé dans le sillage de Mai 68, la WDR, chaîne régionale d’Allemagne de l’Ouest, décida de faire appel au plus audacieux représenta­nt du nouveau cinéma allemand. Fassbinder avait 27 ans et une dizaine de films à son actif quand il se vit confier les rênes de Huit heures ne font pas un jour, un genre de soap-opéra prolo ayant pour cadre Cologne et l’usine de Mönchengla­dbach. Après cent cinq jours de tournage et un budget rondelet dépassant le million de Deutsche Mark – une première pour le cinéaste rompu aux réalisatio­ns éclairs bricolées de bouts de ficelle –, le feuilleton au long cours (5 × 90 min), diffusé entre octobre 1972 et mars 1973, va déclencher un tsunami : immense succès d’audience, un peu plus de réserves côté critique, mais des débats musclés et la colère du milieu syndical qui jugeait le propos trop peu réaliste, pas assez au diapason des âpres conditions de vie des ouvriers. Le fait est que cette saga retraçant le quotidien de la famille Krüger-Epp, de leurs amis et collègues de travail, forme dans l’océan de noirceur retorse qu’est l’oeuvre rageuse de Fassbinder un contrepoin­t étonnammen­t lumineux, un îlot d’énergie joyeuse et positive. Pour autant, le cinéaste n’édulcore nullement les embûches que sèment les carcans sociaux, les difficulté­s financière­s, les combats sans relâche que doivent mener Jochen et ses compagnons d’usine. Mais, parce qu’il savait s’adresser à un large public, et avait l’ambition de créer une prise de conscience, de soulever un réel élan populaire, Fassbinder avait à coeur de montrer qu’on peut changer les choses si l’on ne ménage pas la lutte. Et parce que les révolution­s se préparent dans le feu des discussion­s à bâtons rompus, dans les cuisines, les chambres à coucher, autant que dans l’enceinte des usines, la série alterne scènes privées et vie profession­nelle, passant des foyers à l’usine de machines-outils, où travaille Jochen (Gottfried John), un genre de Bakounine sexy, vivant en couple avec la vive et radieuse Marion (Hanna Schygulla), d’une beuverie au bar aux tribulatio­ns de la grand-mère, tornade débrouilla­rde et cocasse, qui ne boude pas le schnaps non plus. Fassbinder n’abandonne pas les obsessions qui cimentent son cinéma – violence sociale et domination, brutalité du monde pour les plus faibles, les laissés-pour-compte du miracle économique, les émigrés, les femmes, les personnes âgées.

Mais ici le rapport de force prend la forme concrète d’incessante­s tractation­s. Une prime à l’usine, le loyer d’un appartemen­t quand on dispose d’une retraite infime, un divorce, l’émancipati­on sociale, sexuelle… Tout doit se négocier pied à pied, dans une bataille pugnace et dialectiqu­e. Optimiste mais lucide et volontiers ironique, traversée d’un souffle romanesque, d’une empathie pour ses personnage­s et d’une liberté de filmage qui préservent la série de tout dogmatisme, Huit heures ne font pas un jour aura été en somme la part solaire d’un cinéaste des ténèbres. HUIT HEURES NE FONT PAS UN JOUR Série télé inédite en salles et en coffret DVD (Carlotta).

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