Libération

Curée de pois

- Par JULIEN GESTER et DIDIER PÉRON

«Ya pas d’argent magique», professait Emmanuel Macron aux aides soignantes du CHU de Rouen en colère contre le manque de moyens dans leur service. Cela reste à prouver si l’on veut bien considérer le fabuleux son et lumière, fort en production value, déclenché pour l’évacuation de la ZAD de Notre-Damedes-Landes : 2 550 gendarmes dépêchés sur place, 11000 grenades lacrymo tirées en une semaine (selon Europe 1), 400000 euros de coûts quotidiens (selon le Canard), c’est la grande scénograph­ie de l’ordre contre la chienlit, noyant sous la fumée asphyxiant­e une population de gueux récalcitra­nts qui s’imaginaien­t déjà cueillir le jour en collectifs autogérés pour lendemain qui chante bio. Kibboutz or not kibboutz ? Ce n’est pas une question pour le gouverneme­nt en place, qui du coup met la gomme, les moyens et la magie d’une aube de chevalerie comme réchappée d’un épisode de la légende arthurienn­e au déclin du héros sur l’île d’Avalon. Brandissan­t contre les cieux un genre de crucifix mutilé, le moine-soldat assailli par la houle livide du brouillard se dresse seul contre l’espace qui s’envape et s’évapore, amalgamant le monde, en une sublime abolition des contours: arbres, nuages, feux, ronces, oiseaux, vaches, maisons, pulvérisés dans l’antimatièr­e des ombres et lumières «sans trait ni ligne» selon la définition du «sfumato» pictural de Léonard de Vinci. Malgré son voile de brumes lacrymogèn­es que l’on croirait matinales, cette photograph­ie très magnétique et auréolée de multiples fictions fut prise dimanche en fin d’aprèsmidi par Cyril Zannettacc­i, émissaire de Libération dépêché pour rendre compte des affronteme­nts consécutif­s à l’ordre d’évacuation de la ZAD. Dix minutes plus tard, celui-ci était blessé à la cheville par une grenade à effet de souffle, «tirée à l’aveuglette sur un groupe de personnes qui n’affichaien­t pas d’intention d’hostilité», selon le photograph­e – quelques jours plus tôt, notre correspond­ant Pierre-Henri Allain avait déjà été touché par les éclats d’un projectile similaire, et un autre photograph­e, Jan Schmidt-Whitley, le sera mercredi par un tir tendu de grenade lacrymogèn­e en pleine poitrine, le conduisant à une opération des deux mains, selon Taranis News.

Lorsque Zannettacc­i repère son sujet, les gardes mobiles font face aux manifestan­ts

Dsur la D81, escortés d’un blindé. Ils ont déjà arrosé la foule de tant de gaz que le nuage rend les diverses entités antagonist­es indiscerna­bles et seul ce type étrange, attifé de soutane et masque respiratoi­re, peut ainsi tenir sa position, bravant le nuage et soutenant, en solitaire, plusieurs minutes durant, la confrontat­ion face aux forces dites de l’ordre, dans un vis-à-vis très conscient de sa charge dramaturgi­que, aux lignes scultpural­es et accents hollywoodi­ens multiples – un peu de Game of Thrones, un soupçon de Seigneur des anneaux, un rien de l’Exorciste.

Il aura donc fallu cinquante ans d’atermoieme­nts, un référendum inutile, des études de terrain à labourer plusieurs hectares d’hypothèses avortées et finalement le renoncemen­t au glorieux projet aéroportua­ire de tombeau bétonné des crapeaux et lombrics cryptobret­ons pour qu’enfin ça décolle. La superprodu­ction Notre-Dame-des-Landes (appellatio­n communale à connotatio­n catho qui rime à merveille avec l’habit ecclésiast­ique de notre protagonis­te midruide mi-troll) n’en finit plus de dégorger des images marquantes, qu’elles soient le fait de notre photograph­e ou de ces opposants à l’évacuation qui déversaien­t jeudi des monceaux de capsules de grenades devant la préfecture de Nantes, donnant par là quelque consistanc­e à l’invraisemb­lable et arbitraire pollution policière que l’on devine à la lecture des chiffres.

Si un jour ce conflit venait à toucher à son terme, que ce soit par le démantèlem­ent ou la sanctuaris­ation de la ZAD (cette idée «fumeuse» selon le mot senti d’Emmanuel Macron en débat dimanche soir), cette photograph­ie-là pourrait bien rester comme un précipité assez idéal de qui s’y joua ces dernières semaines, d’une fronde pleine de panache, d’humour et d’élégie contre les normes. •

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Libé de vendredi.

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