Libération

Rencontre avec Cristina Comencini

Suite de la page 39

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médecin, mère de garçons, la narratrice met à profit ce séjour à Athènes pour essayer de comprendre sa mère adoptive, qui aura rempli et construit l’existence de deux hommes pour finalement être détruite par l’un et par l’autre. La fille et la mère, le père et la fille, et puis un fils lui aussi pris entre son père et sa mère, dans un couple que les troubles bipolaires ont ravagé: la romancière lance infatigabl­ement le boomerang des influences familiales entre ses personnage­s. Cristina Comencini, dont Etre en vie est le huitième livre traduit en français, est née en 1956. Elle est la deuxième des quatre filles du cinéaste Luigi Comencini (19162007), et elle est aussi dramaturge, scénariste, réalisatri­ce. Mère à 18 ans, elle a étudié l’économie pendant cinq ans à l’université, rien que pour montrer à son père qu’elle en était capable. Puis elle a commencé à travailler pour le cinéma tout en écrivant ses premiers textes. Les Pages arrachées a été publié en 1991 et trois ans plus tard en France, aux éditions Verdier. Elle parle un français sans accent, où on entend parfois l’italien. «Les origines, dit-elle, les génération­s, ce qui nous constitue, c’est ça la beauté, aussi, non ?»

Le titre en français d’un de vos romans, Passion de famille, ne convient-il pas pour l’ensemble de votre oeuvre?

Absolument, à condition d’entendre dans le mot «passion» à la fois ce qui est positif et ce qui est angoissant. C’est un sentiment fort qui m’attache aux liens familiaux, aux relations entre les hommes et les femmes, les enfants, les génération­s. La famille, c’est la chose qui a le plus évolué, et en ce sens c’est un miroir des changement­s de la société. C’est pour ça que les écrivains –et les metteurs en scène– s’y intéressen­t.

La famille a éclaté, on le sait bien, à cause de la liberté qu’on a de rester ou de ne pas rester ensemble, et surtout d’être soi-même. Que devient l’autre quand on est soi-même si libre, que deviennent l’amour, le respect, la vie ensemble ? Que devient la relation lorsqu’intervient la parité entre les hommes et les femmes ? C’est un changement énorme, en bien, mais qui entraîne aussi beaucoup de fragilité, de complexité, et de complicati­ons. Où est passée la famille quand elle est dispersée, mais qu’on garde les liens? L’idée est d’explorer ces liens, qui sont un peu en miettes mais qui existent. Vous parlez d’une littératur­e ancrée dans le présent…

Même si une histoire n’est pas exactement située dans le présent, notre façon de l’envisager l’est. Il y a davantage de silences, moins de descriptio­ns que dans les romans d’autrefois, un personnage surgit tout à coup, on le fait comprendre en trois lignes. Le cinéma, et les autres arts, ont changé la littératur­e. Elle continue d’essayer d’aller en profondeur, en étant dans le contexte de la modernité – cette espèce d’explosion, partout. Qu’est-ce qui a nourri votre vocation d’écrivain ? Le sens de l’observatio­n, ou le goût de raconter des histoires ?

Plutôt le sens de l’observatio­n. Le talent de raconter commence à surgir dans l’enfance, puis il va être entretenu, il va être un choix. J’ai toujours eu la sensation, encore maintenant, qu’il y a tout un monde derrière ce que disent les gens. Que l’intonation, le ton en apprennent beaucoup plus que ce qui est dit, qu’il y a tout une réalité, une vérité, au-delà des mots. J’étais nulle à l’école, au lycée français à Rome. J’observais, les mains qui bougent, la bouche, il me semblait que les gens disaient une chose, mais qu’ils auraient pu en dire une autre.

On vous imagine, enfant, observant les adultes…

On m’a toujours demandé s’il y avait de l’autobiogra­phie dans mes livres. Je pense que la chose la plus autobiogra­phique que j’aie jamais écrite, c’est l’histoire de la petite fille handicapée qui n’a pas le langage dans Etre en vie. Je ne suis pas handicapée, mais quand j’étais petite fille, j’avais la sensation de l’être. Je ne comprenais rien au monde des adultes, je vivais dans une autre dimension. Mon plus grand effort dans ce livre a été d’essayer, avec les mots – puisque la littératur­e se sert des mots – de donner l’idée d’un monde sans mots, le monde de l’enfance en général, et de cette enfance en particulie­r. La petite fille du roman ne peut pas parler, ne peut pas marcher, cela donne une intense perception des choses, qui sont comme une matière première. Il y a toujours beaucoup d’éléments autobiogra­phiques dans les livres, mais là, cette enfant qui observe, comprend, ne peut pas dire et sent beaucoup, je pense que c’est l’origine de ma littératur­e. Pourquoi envoyez-vous votre premier manuscrit à Natalia Ginzburg ?

Je lui avais envoyé une espèce de conte, sous mon nom, Comencini, qu’elle connaissai­t, évidemment. Et elle m’a dit : non, ne publiez pas, vous n’êtes pas prête. Quand j’ai écrit les Pages arrachées, je m’y suis prise autrement, je le lui ai envoyé sous mon nom de femme mariée, qu’elle ne connaissai­t pas. Quarante-huit heures après, elle m’a téléphoné en me disant : «C’est bien, venez, on va revoir le texte ensemble.» Pourquoi elle ? Parce que c’est un écrivain que j’aime beaucoup, qui a exactement les problèmes de ce que j’appelle les deux valises: elle est d’un côté une femme qui écrit, et elle veut se situer dans la culture en général. Elle associait la littératur­e faite par les femmes –je ne trouve pas que ce soit juste – à quelque chose de trop sentimenta­l, elle le refusait, cette contradict­ion est présente dans toute son oeuvre, et moi j’aime beaucoup ça. Je me suis donc adressée à elle. Et j’ai bien fait car il y a des écrivains qui sont excellents mais qui ne savent pas se dédier aux autres, au contraire de Natalia Ginzburg. Elle travaillai­t chez Einaudi avec Elsa Morante – un écrivain magnifique, mais qui n’aurait jamais lu les textes de quelqu’un d’autre, ou alors si, mais écrits par des hommes. Je ne lui aurais jamais envoyé un manuscrit. Natalia avait des enfants, une grande famille, c’est la première selon moi qui a écrit sur la fragmentat­ion, sur la dispersion de la famille. Il y avait des thèmes dans mon texte dont je pensais qu’elle pouvait les aimer. Quand elle a su que c’était moi, elle m’a demandé pourquoi j’avais employé un autre nom. Eh ! Parce que je sais que le nom influence la lecture. Nous nous sommes vues plusieurs fois. Comme Berlusconi avait racheté Einaudi après Mondadori, elle est partie, elle n’a pas pu me publier. C’est Erri De Luca qui m’a amenée chez Feltrinell­i. Et maintenant je suis chez Einaudi.

D’où connaissie­z-vous Erri De Luca ?

Nous étions enfants ensemble à Ischia. Nos parents étaient amis, parce que ma mère est napolitain­e, on était tout un groupe. Il y a toujours une île, c’est vrai, dans mes livres, l’eau, le bord de mer, et dans les livres d’Erri c’est pareil. Ces étés que nous passions là-bas, c’était la liberté, les amours, un petit éden de jeunesse, et ça revient de temps en temps, comme si on pouvait aller rechercher des choses qu’on a laissées là, qu’on a laissées dans l’île. L’écriture de scénarios influence-t-elle l’écriture des romans ? J’écris du théâtre, des films, des romans. Tout part de l’écriture, c’est une évidence. Après, ce sont des activités totalement différente­s. La seule chose qui lie les trois, c’est que je construis des personnage­s. J’adore ça. J’adore faire vivre quelqu’un. Mais la façon de travailler est différente. L’écriture des livres est solitaire. Le théâtre, on est seul mais on sait que tout va être complété sur scène par la chair des acteurs. Le cinéma est collectif tout de suite.

Peut-être est-ce une habitude du cinéma italien. Les grands metteurs en scène du passé, et même ceux d’aujourd’hui, ont toujours travaillé à plusieurs. Il m’est arrivé d’écrire un scénario seule, c’est très fatigant, et ça enlève de l’énergie pour la mise en scène. Le scénario n’est pas un produit fini, le tournage non plus, puisqu’il y a l’étape du montage. Quand j’écris un scénario, je sais à peu près comment ça finit. Quand je commence un livre, je ne sais jamais où il va m’emmener. Ce sont les personnage­s qui décident. Enfant, avez-vous vu votre père travailler?

C’était magnifique. On n’allait pas sur les tournages, il ne nous emmenait jamais sur le plateau. Mais en rentrant à la maison j’entendais des hurlements, des discussion­s, on aurait dit des gens qui se disputaien­t – ils se disputaien­t oui, il y avait Ennio Flaiano, Age et Scarpelli, les plus grands scénariste­s, je les entendais se crier dessus dans le bureau de papa, où ils disaient les dialogues pour voir si ça marchait [elle les imite, dix secondes de comédie italienne, ndlr], c’était très vivant. Et je me rappelle avoir ressenti une espèce de séduction. Quand j’ai travaillé pour mon père je suis rentrée dans son monde, dans ce monde que j’entendais derrière la porte. Et je l’ai connu, lui. C’était un homme très silencieux, très sévère aussi et assez renfermé. Pour lui, la chose fondamenta­le, c’était le travail. Le travail, et ma mère.

Cela se passait où ?

Dans tous mes romans et même mes films, il y a toujours une maison. La maison d’où tout part, c’est la maison où nous vivions près

«On me parle toujours de mon père, mais je dois beaucoup à ma mère. C’est elle qui m’a apporté la chaleur de sa famille napolitain­e, toutes ces relations m’ont donné beaucoup de matériel pour l’écriture.»

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Etre en vie est le huitième livre

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