Libération

Nathalie Quintane à la recherche du sens perdu

«Ultra-Proust» étrille les commentair­es de l’oeuvre

- Par PHILIPPE LANÇON

ANGELA CARTER

U«Elle aperçut une zone d’un noir plus foncé sur une branche basse, un foyer d’obscurité coagulée, pareil à un des monstres de son imaginatio­n surchauffé­e, qui bougeait. L’amorce d’un cri s’enfla dans sa gorge.» ltra-Proust, comme ultragauch­e : Nathalie Quintane est une léniniste pleine d’humour et à l’oreille sensible, ce qui est un oxymore. Elle est enseignant­e à Digne, la ville où Jean Valjean vola les chandelier­s de l’évêque. Sa conscience politique a été secouée, dit-elle, par les burlesques manipulati­ons policières de Tarnac. Elle a aussi lu l’évangile selon Jacques Rancière, le débordant philosophe de la démocratie totale, qu’elle cite volontiers comme une sorte de gourou. Ultra-Proust prolonge les Années 10 (La Fabrique) et Que faire des classes moyennes ? (P.O.L). On retrouve avec plaisir le personnage de sa grandmère gantière dont le ferme destin populaire paraît fixer l’horizon de sa réflexion.

C’est en pensant à elle qu’elle lit ici Proust, Baudelaire, Nerval, et surtout les lectures qu’on fait d’eux. Elle se demande à quoi peut bien servir «une littératur­e qui n’aurait plus de souveraine­té que sur elle-même, en interne, sans jamais déborder, une littératur­e qui ne serait plus abouchée à quelque révolution que ce soit (y compris «stylistiqu­e»), déniaisée de tout y compris du dandysme». Bref, une littératur­e tiède, désactivée. A pas grand-chose, évidemment, sinon à tendre un miroir complaisan­t au «Juste Milieu» qui dort ou pas en la plupart d’entre nous. Le fantôme de sa grand-mère regarde Nathalie Quintane et elle se dit qu’une littératur­e qui ne change pas le monde dans lequel on vit est un cautère sur une jambe de bois.

«— Tu l’aimes pas beaucoup, Proust ? — Il est tellement couvert d’amour…» Le livre débute par un amusant constat dialogué : les amours institutio­nnels étouffent leur objet littéraire encore plus sûrement qu’un passage chez Ruquier et c’est d’eux qu’il faudrait, comme de parents abusifs, se débarrasse­r. Nathalie Quintane tape donc avec espiègleri­e sur le crâne de notables qui ont de Proust et d’autres insoumis de la langue un usage pour salons de thé, neurolepti­que et intelligem­ment consensuel. Par exemple, les fantômes de Lagarde et Michard ou encore Antoine Compagnon. Le second a dans son livre le rôle que tenaient pour Proust Jules Lemaître neutralisa­nt Nerval, Albert Thibaudet, Flaubert, et bien sûr le premier d’entre eux, SainteBeuv­e liquidant d’une lettre son «cher enfant» Baudelaire : un rôle d’anesthésia­nt. Lorsqu’il parle de Proust à France Inter ou au Collège de France, Compagnon, ce gendre idéal des lettres, touche en effet une oreille sans faire bouger l’autre, ce qui permet à l’auditoire de s’extasier en continuant de dormir sur les deux.

Elle le cite: «Le narrateur souhaite que ses lecteurs soient les propres lecteurs d’eux-mêmes, à la fin. Voilà pourquoi des lecteurs très divers ont l’impression que Marcel Proust a écrit son livre uniquement pour eux.» Cette randonnée en moyenne Montaigne ne fait pas l’affaire de Quintane, on la comprend et elle s’explique : «Proust attend des lecteurs qu’ils soient… des correcteur­s ; et qu’ils poursuiven­t, en quelque sorte, l’infini travail de correction­s et d’ajouts qu’est pour lui le travail de l’écriture […]. La maîtrise proustienn­e est indissocia­ble de la conscience constante que toute maîtrise est impossible, en littératur­e, parce que ce n’est pas l’affaire des maîtres, qui ont des choses bien plus importante­s à faire dans la vie que d’écrire.»

Lumière rouge.

Ses lectures de Baudelaire et de Nerval (et des lectures qu’on fait d’eux) vont dans le même sens. Elle cherche à exhumer la dynamite sociale qu’ils portent. Proust critique l’aide dans son travail. Elle sait

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PHOTO HÉLÈNE BAMBERGER. COSMOS Nathalie Quintane, en 2010.
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