Libération

«Palimpsest­es», l’idiome du village

- Par MATHIEU LINDON Par

Qu’on prenne les migrants pour des ennemis volant notre pain ou des malheureux à l’affût d’une vie digne de ce nom, on a souvent tendance à les prendre de haut. Il n’en est pas ainsi pour les héros des Palimpsest­es. Il faut dire qu’ils ne sont pas sociologiq­uement très représenta­tifs : d’une part, ce sont des migrants linguistiq­ues, ceux-là qui écrivent dans une langue qui n’est pas leur langue maternelle à la grande exaspérati­on des écrivains «natifs», et, d’autre part, le narrateur s’exprime depuis un asile de fous de Belgique, «pays qui est sans gouverneme­nt depuis un an», alors même qu’il est «un misérable immigrant d’Europe de l’Est et un écrivain raté». Dans l’asile où il s’agit de rééduquer ces auteurs linguistiq­uement volages, il croise Vladimir Nabokov, Samuel Beckett, Jerzy Kosinski (l’auteur de l’Oiseau bariolé), Eugène Ionesco, Emil Cioran, qui se retrouvent en situation de prononcer des phrases extraites de leurs oeuvres, mais pas seulement. «Les raisons pour lesquelles je me trouve entre les murs glacés d’un hôpital psychiatri­que du nord de l’Europe sont pour moi un mystère aussi insondable que l’échec de ma vie sexuelle», dit également dès la première page le narrateur, le ton du livre demeurant perpétuell­ement fantaisist­e. «La doctoresse m’attendait dans son cabinet glacé et quand les infirmiers m’ont enlevé la camisole de force elle m’a demandé pourquoi, au lieu d’écrire dans ma langue maternelle, j’étais source d’ennuis pour un pays qui m’avait accueilli à bras ouverts, bien qu’il fût sans gouverneme­nt depuis un an.» (Ce dernier point, comme on l’a compris, est un leitmotiv du roman, à l’égal de la regrettabl­e hyperactiv­ité d’Adolf Hitler.) Le sort du narrateur est d’autant plus lamentable qu’il ne souhaitait nullement être écrivain mais vétérinair­e.

En épigraphe du roman, des phrases de Witold Gombrowicz, le seul «mammifère» de sa nationalit­é que le narrateur admire avec Rex, le «chien flic» d’une série: «Je serais plus raisonnabl­e si j’évitais de me mêler des problèmes épineux, car je suis désavantag­é. Je suis un étranger totalement inconnu, je n’ai pas d’autorité et mon espagnol est comme un enfant en bas âge, encore balbutiant.» Les autres compatriot­es du narrateur sont mal considérés: «Je précise que l’Etat qui m’a délivré mon passeport est la Pologne, le pays des papes globe-trotteurs, du froid et des héros de guerre musclés parmi lesquels, toute hypocrisie mise à part, je ne me compte pas.» Jean-Paul II fait de nombreuses apparition­s dans les Palimpsest­es, par exemple: «Il suffit d’observer le destin de ce polyglotte de Karol Wojtyla, qui a passé des années à parcourir le monde en robe blanche et à habiter le coin le plus touristiqu­e de Rome». Ou : «Je rêvais d’un homme en robe blanche qui descendait l’escalier d’un avion et embrassait des revêtement­s aéroportua­ires quand…» Quant à la biographie de l’auteure elle-même telle que la présente l’éditeur, elle pourrait prendre une allure mégalomani­aque à l’aune de l’intrigue de son roman (n’était l’humour de celui-ci) : «Aleksandra Lun (née à Gliwice en 1979) quitte la Pologne à 19 ans, finance ses études de langue et littératur­e en Espagne en travaillan­t dans un casino et vit aujourd’hui en Belgique. Elle est traductric­e de l’anglais, du français, de l’espagnol, du catalan, de l’italien et du roumain vers le polonais sa langue maternelle.» Il est précisé qu’elle apprend maintenant le néerlandai­s et que les Palimpsest­es est «traduit de l’espagnol (Pologne)».

Il est une phrase de Proust dans Contre Sainte-Beuve que Gilles Deleuze a contribué à popularise­r : «Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère.» «Un style, c’est arriver à bégayer dans sa propre langue», dit le philosophe à Claire Parnet dans leurs Dialogues (Flammarion). Ces phrases viennent immanquabl­ement en tête à la lecture des Palimpsest­es qui raconte d’une certaine manière le combat entre la langue maternelle et les langues étrangères, cette guerre de chiffonnie­rs ou, plutôt, de chiens et de chats. «Les chiens sont l’image stéréotypé­e de la fidélité et c’est pour cette raison qu’ils représente­nt forcément la langue maternelle et non l’étrangère, qui ignore l’individu avec la cruauté d’un chat ou d’un régime totalitair­e. Ni un chat ni une langue étrangère ne perd son temps avec quelqu’un qui ne lui voue pas un culte quotidien, et seuls les langues maternelle­s et les chiens peuvent défier l’oubli, l’abus de pouvoir et le totalitari­sme.» On peut mettre en question de tels aphorismes mais il ne faut pas perdre de vue que le narrateur polonais s’exprime depuis un asile psychiatri­que de Belgique, «pays qui est sans gouverneme­nt depuis un an». •

«Les chiens sont l’image stéréotypé­e de la fidélité et c’est pour cette raison qu’ils représente­nt […] la langue maternelle et non l’étrangère.»

ALEKSANDRA LUN LES PALIMPSEST­ES Traduit de l’espagnol (Pologne) par Lori Saint-Martin. Editions du Sous-Sol, 126 pp., 15 €.

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PHOTO HANNAH ASSOULINE. OPALE. LEEMAGE David Foenkinos, en 2016.

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