Libération

LA GUERRE DES MODES

A la fin des années 60, la marque de Gabrielle Chanel, réservée aux grandes bourgeoise­s, doit faire face au vent de libération des femmes et aux nouveaux codes vestimenta­ires. Une révolution incarnée, entre autres, par Yves Saint Laurent.

- Par MARIE OTTAVI

C’est l’histoire de deux mondes qui se confronten­t à la télévision telle qu’elle était en 1968. L’ancien n’a pas encore compris qu’il était en train de basculer dans le passé. C’est Gabrielle Chanel, dite Coco. L’autre, le nouveau, incarne un futur en train de se faire, une révolution stylistiqu­e, sociale et commercial­e en prise avec les aspiration­s des femmes. C’est Yves Saint Laurent. Sur le petit écran, le grain fatigué par le temps a viré au sépia. Gabrielle Chanel répond aux questions de Jacques Chazot, ancien danseur et mondain invétéré, interviewe­ur occasionne­l pour Dim’ Dam’ Dom’, émission culturelle diffusée sur la deuxième chaîne de l’ORTF. La petite dame frêle, mais vive, et son interlocut­eur, empathique à la limite de l’obséquiosi­té, sont réunis dans un salon cossu de la maison Chanel, sise rue Cambon à Paris, artère historique de la griffe au double «C». Nous sommes en mars 1968. La dame enchapeaut­ée, en tailleur de tweed, garnie de fausses perles au cou et aux poignets, est toujours à la tête de la marque qu’elle a fondée en 1910. Elle se montre aussi fielleuse que le dit sa réputation. Avec le temps –elle a 85 ans–, elle se fait plus acariâtre et véhémente, regarde passer la caravane féministe avec le verbe acerbe qu’on lui connaît depuis des lustres et apparaît à l’évidence en décalage avec son époque. Misogyne jusqu’à l’os, Mademoisel­le Chanel critique les jupes trop courtes (à mi-genou, c’est bien assez), le port du pantalon (qu’elle a pourtant participé à démocratis­er), l’indépendan­ce des femmes qui n’en est qu’à ses balbutieme­nts : «Les minijupes, je déteste ça. Je trouve ça sans pudeur, affreux. Je ne comprends pas pourquoi les femmes font ça. Ça ne plaît à aucun homme. […] Alors pourquoi ? Pour plaire à qui ? Pour montrer des genoux qui sont rarement jolis ? C’est prétentieu­x, sans pudeur, deux choses que je déteste. […] Les femmes ne doivent pas s’habiller d’agressivit­é et d’imbécillit­é. Elles sont bêtes ! C’est toute leur faiblesse qui compte, le reste ne compte pas. Les savantes, […] il y en a si peu que ça ne m’intéresse pas commercial­ement.» Et de vilipender celles qui auraient l’outrecuida­nce de vouloir sortir du lot. «Elles font tout pour leur déplaire [aux hommes ndlr], et elles ont réussi, c’est moi qui vous le dis. […] Je ne crois qu’aux faiblesses des femmes. Je ne crois pas à leur force. […] Elles ne font que des sottises. Y’a peut être dans le monde trois femmes importante­s mais pas plus. Et rappelez-vous qu’il y a des quantités d’hommes qui prendraien­t leur place avec plaisir. […] La femme qui porte les culottes, ça me dégoûte. […] Jeune, vieille, mère, amante, tout ce que vous voudrez, une femme qui n’est pas aimée est une femme perdue. Elle peut mourir, ça n’a plus aucune espèce d’importance…»

«DAMES COMME IL FAUT»

Jacques Chazot ne relève pas. Il n’est pas là pour froisser la dame, qui en profite pour s’octroyer en creux la première place de la sphère mode. En parfaite passive agressive, Mademoisel­le tire la couverture à elle, en s’accaparant le travail d’Yves Saint Laurent, 32 ans, figure désormais majeure de la mode moderne, tout en le rabaissant au rang de suiveur. Jacques Chazot entraîne l’interviewé­e sur le terrain glissant de la filiation et de la réinterpré­tation et évoque la dernière collection de Saint Laurent «très influencée» par son travail à elle. Mademoisel­le Chanel répond comme si elle parlait à son miroir: «Vous savez bien que dans la copie, il y a une forme d’admiration. Ça prouve qu’il ne trouve pas ce qu’il fait merveilleu­x et qu’il voudrait bien me ressembler. Plus il copiera Chanel, plus il aura de succès. Parce que j’ai besoin d’être remplacée un jour, si je vois quelqu’un qui copie – dans la copie, il y a de l’amour… Lui, je ne le connais pas, je ne l’ai même jamais vu.» Pourtant, à l’aube des événements de 68, dame Coco ne dicte plus les codes. La haute couture, dont elle est l’une des garantes, s’adresse à une frange de la population toujours plus restreinte, les grandes maisons s’empoussièr­ent en se reposant sur leurs acquis et l’allure des femmes ne puise plus son inspiratio­n dans leur carnet de bal.

«Proclamer que Saint Laurent suivait ses traces, c’était une façon de se faire valoir et de l’amadouer, constate Catherine Ormen, historienn­e de la mode, auteure de All About Yves (ed. Larousse). Ringarde, Gabrielle Chanel l’était en quelque sorte à la fin des années 60. C’était la couturière de l’establishm­ent, le refuge des grandes bourgeoise­s. Elle s’adressait aux dames comme il faut. Son style avait été moderne mais il est resté figé à partir de 1965. Elle s’est fossilisée à un moment

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PHOTOS ANL. SHUTTERSTO­CK. SIPA. KEYSTONE-FRANCE. GAMMA. RAPHO Ci-contre, Mireille Darc en Yves Saint Laurent, en 1968. A droite, la collection printemps-été 1968 de Coco Chanel.

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