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La grande découverte

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Dans le chaos qui s’est emparé de moi après que mon torticolis s’est brutalemen­t mué en cancer, j’ai remarqué que la mémoire me ramenait invariable­ment à mon enfance.

J’ai mis du temps à comprendre qu’elle cherchait ainsi à m’aider, en dégageant une sorte de plateforme qui me permettrai­t de faire face à la catastroph­e.

Il fallait bien commencer quelque part. Trouver un point d’ancrage. Et j’ai compris que celui-ci ne pouvait être que du côté de mes premières expérience­s.

C’est pourquoi je choisis pour point de départ un jour de grand froid de l’hiver 1957. Au moment où j’ouvre les yeux ce matin-là, j’ignore qu’un très grand secret est sur le point de m’être révélé.

Je suis en route vers l’école, dans la nuit noire. J’ai neuf ans. Comme d’habitude je m’arrête chez Bosse, mon meilleur ami. Sa maison n’est qu’à quelques minutes de marche du bâtiment du tribunal dont j’occupe, avec ma famille, le premier étage. Mais quand je frappe à la porte ce jourlà, c’est son frère Göran qui m’ouvre. Il m’annonce que Bosse a mal à la gorge et doit rester à la maison. Je vais devoir aller à l’école tout seul.

Sveg est une toute petite ville. Rien n’est loin. Cinquantes­ept ans me séparent de ce matin d’hiver, pourtant je me souviens de tout dans les moindres détails. Les lampadaire­s, très espacés, qui oscillent sous le vent. Devant la quincaille­rie, il y en a un qui est fêlé. Ce n’était pas le cas la veille. C’est donc arrivé durant la nuit.

Il a neigé pendant que je dormais. On a déjà déblayé le trottoir devant le magasin de meubles. Sans doute le père d’Inga-Britt. C’est lui, le patron. Inga-Britt est dans ma classe, comme Bosse ; mais c’est une fille, alors on ne fait pas le chemin ensemble. À part ça, elle a beau être une fille, elle court vite. Personne ne l’a jamais rattrapée.

Je me souviens de mon rêve de la nuit : je me tiens en équilibre sur une plaque de glace sur le fleuve Ljusnan, qui passe en contrebas de la maison où je vis. La plaque de glace dérive vers le sud, on est en plein dégel. C’est le printemps. Je devrais avoir peur car c’est dangereux. Quelques mois auparavant, un garçon un peu plus âgé que moi s’est aventuré sur un lac gelé, non loin de Sveg, quand la glace a cédé sous son poids. Un trou s’est ouvert. Il a été aspiré. Les pompiers sont venus draguer le lac, mais on ne l’a pas retrouvé. L’institutri­ce a dessiné une croix sur son banc. La croix est toujours là. Tout le monde a peur de la glace qui s’ouvre de façon imprévisib­le, des accidents et des fantômes. À l’école on a tous peur de cette chose incompréhe­nsible qu’on appelle la Mort. La croix tracée sur le banc est un sujet d’effroi.

Dans mon rêve cependant, la plaque de glace ne présente aucun danger. Je ne basculerai pas, je le sais. Je suis en sécurité.

Après le magasin de meubles, je traverse la rue et je m’arrête devant la Maison de la Culture, où deux vitrines annoncent les deux films de la semaine. Les bobines nous parviennen­t emballées dans de grands cartons déposés dans la zone de fret de la gare après avoir été acheminés soit par le train d’Orsa, c’est-à-dire du sud, soit par l’autorail d’Östersund. De la gare, les transports sont encore à cette date assurés par une voiture à cheval jusqu’à la Maison de la Culture où Engman, le gardien, les décharge. Une fois, j’ai essayé de le faire à sa place, mais ils étaient beaucoup trop lourds pour un garçon de neuf ans. En général, il s’agit de westerns de série B ou C, où les personnage­s ne font que parler, parler, parler, sauf à la fin où on a droit à un rapide duel, avec des images aux couleurs bizarres, comme si les visages avaient été repeints en rose et le ciel bleu en vert.

Je constate que cette semaine Engman a prévu de montrer Un shérif dur à cuire, qui ne m’attire pas beaucoup, et un film suédois avec Nils Poppe, dont le seul intérêt est qu’il n’est pas interdit aux mineurs. Je ne serai pas obligé de passer par le soupirail – avec Bosse, on a trafiqué le verrou, ce qui nous permet de voir tous les films qu’on veut.

Alors que je me tiens debout là, dans le froid, à regarder les affiches, je vis l’un des instants décisifs de mon existence, un instant qui la marquera à tout jamais. Je m’en souviens avec une acuité presque surnaturel­le. Soudain, je suis assailli par une idée totalement neuve. Une idée inouïe. C’est comme une décharge électrique qui me traverse. Les mots se forment tout seuls dans ma tête : « Je suis moi et personne d’autre. » C’est à ce moment précis que j’acquiers mon identité. Jusqu’à cet instant, mes pensées et réflexions étaient à peu près celles qu’on peut attendre de la part d’un garçon de mon âge. À présent, voilà qu’un état tout différent prend le relais. L’identité suppose un état de conscience.

Je suis moi et personne d’autre. Je ne peux échanger ma place avec personne. La vie devient une question sérieuse.

J’ignore combien de temps je suis resté figé sur le trottoir, dans l’obscurité, en présence de cette découverte bouleversa­nte. Je me souviens juste que je suis arrivé en retard à l’école. Rut Prestjan, mon institutri­ce, était déjà à l’harmonium quand je me suis faufilé dans le bâtiment. J’ai ôté mes vêtements d’hiver et j’ai attendu dans le couloir. Il était interdit d’entrer dans la salle de classe à partir du moment où les psaumes du matin avaient démarré.

J’ai donc attendu. Accord final, bref silence, brouhaha dans les bancs – j’ai frappé et je suis entré. Comme je n’étais pour ainsi dire jamais en retard, Mme Prestjan s’est contentée de me lancer un regard sévère avant de hocher la tête. Si elle avait suspecté désinvoltu­re ou paresse, elle ne l’aurait pas toléré.

« Bosse est malade, ai-je annoncé. Il a mal à la gorge et de la fièvre. Il ne viendra pas aujourd’hui. »

Puis je me suis assis à ma place. J’ai regardé autour de moi. Personne ne soupçonnai­t le grand secret que je portais, et que je n’ai jamais cessé de porter depuis ce petit matin froid de 1957.

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