Une biographie non sans qualités
Enfin un ouvrage consacré à l’immense Robert Musil en français! Où l’on apprend qu’il détestait Vienne et vécut dans la misère…
On a peine à le croire : il n’existait à ce jour aucune biographie de Robert Musil ( 1880- 1942) en langue française. L’affront est désormais réparé avec cette somme signée Frédéric Joly, traducteur féru de philosophie. Disons-le d’emblée : la vie de l’auteur de L’Homme sans qualités, sans doute l’un des plus remarquables romans du xxe siècle, n’a rien d’une épopée aventureuse à la Malraux ou à la Hemingway. Si l’on excepte ses états de service sur le front italien durant la Première Guerre mondiale, l’« horizon de Musil se circonscrit à son cabinet de travail », écrit son biographe.
Paradoxe, cet enfant de l’Empire austrohongrois – dont il fera l’irrésistible Cacanie de son roman –, transbahuté durant sa jeunesse de Moravie en Bohême, en passant par une école de cadets ( modèle des Désarrois de l’élève Törless), a toujours détesté Vienne. Autre surprise de cette biographie : cet esprit brillant, titulaire d’un diplôme d’ingénieur, ne fraiera jamais vraiment avec l’intelligentsia de son temps. Trop ombrageux, susceptible, jaloux du succès de Thomas Mann ou de Hermann Broch, et, surtout, tenaillé par d’inextricables problèmes matériels. Cet « homme sans profession » finira sa vie en errant à travers l’Europe de pension en pension avec sa fidèle épouse, Martha, se battant pour qu’on ne lui coupe pas l’électricité, soutenu à bout de bras par quelques mécènes.
Si cette biographie intellectuelle peut, dans sa première partie, sembler parfois un peu abstraite – Musil se débat avec des problématiques qui ne nous parlent plus guère ( la causalité, l’âme…) –, elle « décolle » vraiment lorsque le chantier de L’Homme sans qualités, ce requiem pour un empire défunt (la Vienne de 1913), est lancé. OEuvre protéiforme et foisonnante – Musil écrit joliment qu’elle ne doit pas pour autant être un « ventre de requin » –, qui faillit s’appeler L’Espion ou La Soeur jumelle, irriguée par un humour philosophique unique, elle épuisera son auteur. « C’est comme si l’on devait escalader des rochers hauts comme des maisons en portant une pile d’assiettes », écrira-t-il. Son biographe raconte en détail la genèse littéraire de ce monument ainsi que les déboires de Musil avec ses éditeurs, à la fois éblouis et effrayés par cette oeuvre sans cesse ajournée.
Du coup, c’est toujours bon signe, cet ouvrage de Frédéric Joly agit comme une incitation à se (re)plonger dans cet inépuisable Homme sans qualités. Car, si la France n’avait pas encore sa biographie de Musil, elle possédait déjà un inestimable trésor : la traduction éblouissante du grand oeuvre par Philippe Jaccottet. leurs funérailles », écrit-il, et on peine, hélas, à lui donner tort. Premier exemple : le principe fondateur dudit chefd’oeuvre, consistant à dialoguer sans relâche avec les Anciens. Montaigne, qui parlait couramment le latin, ne cessait de s’appuyer sur les textes de l’Antiquité pour mieux cheminer dans le labyrinthe de son intériorité. A l’inverse, notre époque se complaît, selon Delacomptée, dans une célébration dangereuse d’un présent déconnecté de son passé. Autre point sur lequel s’attarde le portraitiste : le rôle joué par le moi dans ce « voyage intermittent à destination de lui-même » que sont les Essais. Pour mieux « contrôler ses pensées sous peine de s’y perdre », Montaigne examine son âme avec pour credo le « connais-toi toi-même » de Socrate. Un moi qui est pourtant l’exact contraire de celui dont la modernité se gargarise. Il s’agit en effet d’un moi d’analyse, et non pas d’un vulgaire moi d’exhibition.
Déjà auteur de livres sur Henriette d’Angleterre, François II, Ambroise Paré, et plus récemment, Bossuet et Saint-Simon, l’écrivain use aussi, pour avancer dans les Essais, de quelques rares mais éclairantes clés biographiques. La figure de la mère absente, le rapport singulier de Montaigne à la loi, son amitié fusionnelle avec La Boétie… Dans ce va-et-vient entre texte et exégèse, un intime hommage se dessine. Emouvant et intelligent, il est adressé à celui qui a pansé son premier chagrin d’amour, et que, depuis, Delacomptée considère comme un ami.
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