Une affaire
Malgré les critiques de certains de ses pairs et une relative désaffection des milieux universitaires, l’oeuvre de Zweig, bien servie par ses traducteurs, demeure celle d’un écrivain de premier ordre.
itoyen du monde et écrivain voyageur, Zweig a connu entre les deux guerres un succ•s presque universel. Auteur dramatique, ma”tre de la nouvelle, ou plus exactement de lÕécrit court, intitulé Ç récit È ou Ç histoire È voire Ç légende È, auteur de biographies romancées dÕun lyrisme parfois un peu suranné, essayiste, il nÕa publié en fait quÕun seul ouvrage portant le sous-titre de Ç roman È Ð La Pitié dangereuse, sa seule Ïuvre de fiction longue et ˆ lÕintrigue complexe, ses deux autres tentatives romanesques Ivresse de
• la métamorphose et Clarissa demeurant inachevées. A cet égard, quel que fut son incontestable génie, notamment dans lÕanalyse psychologique et dans lÕart de dramatiser ses récits, Zweig souffre de la comparaison avec un Thomas Mann, auteur des Buddenbrook, de La Montagne magique ou du Docteur Faustus, un Joseph Roth, un Arthur Schnitzler ou un Robert Musil. Ce Ç défaut È dÕÏuvres au long cours Ð mais est-ce lˆ un grief vraiment fondé? Ð peut sÕexpliquer par son mode de vie itinérant ou par le fait que Zweig aurait été Ç victime È de son talent. Conteur hors pair, il écrivait en effet beaucoup et vite, dictant parfois ses textes. Le succ•s puis, pendant lÕexil, pour partie la nécessité matérielle lÕont sans doute conduit ˆ publier des ouvrages jugés plus faibles voire Ç alimentaires È (il nÕest pas le seul, voyez Mishima, par exemple). De plus, il entre un peu de jalousie dans la pointe de mépris dont firent preuve certains de ses pairs de renom dont les ventes étaient loin dÕatteindre celles de Zweig. Dans les pays de langue allemande, ce relatif dédain envers Zweig écrivain a longtemps tenu ˆ distance les universitaires et les lettrés. En France aussi, on a contesté derni•rement la légitimité de lÕauteur dÕAmok ˆ entrer dans la prestigieuse Ç Biblioth•que de la Pléiade È1.
Ses traducteurs récents ont ˆ leur tour fait part de certaines réserves, les éditeurs fran•ais ayant misé sur le passage dans le domaine public dÕune Ïuvre dont le succ•s laissait entrevoir de lucratives rentrées. Baptiste Touverey, qui a traduit Le Voyage dans le passé (Grasset, 2008) jusquÕici inédit, dans une formule qui fit mouche (et qui est peut-•tre moins péjorative quÕil nÕy para”t) qualifie lÕÏuvre de Zweig dÕÇ excellent roman de gare È. Pierre Deshusses, présentant un choix de nouvelles paru en 2013, écrit sans ambages : Ç Lire Zweig en allemand est un plaisir sans faille. Traduire Zweig est un plaisir qui confine parfois au tourment. Il faut en effet savoir que Zweig écrit souvent de fa•on si négligée, si désinvolte, si insensée m•me, que chaque traducteur ne peut que sÕarracher les cheveux, se demandant : 1) comment un auteur si adulé peut écrire aussi mal [É], 2) comment une maison dÕédition a-t-elle pu accepter dÕimprimer de telles inepties grammaticales, lexicales et syntaxiques? Si lÕon traduisait Zweig tel quÕil écrit, il nÕest pas sžr quÕil aurait autant de succ•s2. È Le constat est sév•re, peut-•tre excessif, encore quÕillustré par quelques exemples de répétitions, de pléonasmes, de phrases étranges du type : Ç Je me précipitai dans le couloir éclairé et buttai sur une forme molle dans le noir3. È Apr•s tout, le style de Dosto•evski ou celui de Balzac ne font pas non plus lÕunanimité des puristes (comme par hasard, ce sont deux des trois Baumeister der Welt dont Zweig rédigea des biographies). Zweig nÕest pas Kafka, son style para”t plus empesé, certains disent Ç fin de si•cle È, sacrifiant trop ˆ la métaphore et lesté de phrases longues qui trahissent peut-•tre lÕoralité du conteur. Mais pourquoi le lui reprocher ? La valeur dÕune Ïuvre littéraire ne se mesure pas ˆ la bri•veté de ses phrases. Certes, Zweig fut redevable de ses premiers succ•s en France ˆ un homme Ð Alzir Hella Ð qui nÕavait rien dÕun universitaire et ne craignait pas les belles infid• les pourvu quÕelles soient belles. Rencontré gr‰ce ˆ Emile Verhaeren, ce personnage singulier, natif du Vieux-Condé, ouvrier typographe autodidacte, syndicaliste militant anarchiste Ð il t‰ta m•me du cachot Ð fut longtemps la Ç voix fran•aise de Zweig È. Ce dernier, qui pouvait juger sur pi•ce, sut lui laisser la bride sur le cou, devenant m•me son ami. Alzir Hella contribua sans doute ( avec quelques autres) ˆ lisser le texte de Zweig, laissant ses successeurs sÕefforcer ˆ davantage de littéralité. On aime parfois un écrivain ˆ cause de ce quÕon per•oit comme des manquements au style sinon des négligences. Ce nÕest peut-•tre pas le cas de Zweig, dont lÕÏuvre nÕa cependant cessé dÕ• tre lue et appréciée en dépit des réserves quÕil lui est arrivé de susciter.
Jean Montenot