L’envers du rêve
Adoubé par Ron Rash aux Etats-Unis, ce premier roman évoque aussi bien les frères Coen que le pur récit prolétarien.
es orphelins sont bien obligés de trouver très tôt le sens de leur vie. Prenez Percy, cette adolescente de 16 ans, qui n’a déjà plus de père et dont la mère a disparu depuis neuf jours : quand elle pense trouver celleci chez Shelton Potter, minable dealer local, elle tombe sur un chien mort, deux adultes shootés et inconscients, et… un bébé de quelques mois, en pleurs, en cris et couvert de neige. « Quand on est la fille de Carletta James, les situations de crise sont une constante », écritelle, narratrice d’un livre aussi emballant que son rythme, d’emblée fracassant. Prenant avec elle le nourrisson (qui
Us’avère être une petite fille, Jenna) pour le mener à l’hôpital, elle se perd et s’embourbe dans la neige. La voilà contrainte d’appeler un homme en qui elle a peu confiance : l’ex-compagnon de sa mère. La course est engagée, car il faut mettre la fillette en sécurité et échapper aux déglingués que Potter a lancé à la poursuite de Percy. Cette épopée à travers les routes et les collines enneigées du Michigan devient le portrait de la communauté locale, des perdants dont la plupart vivotent des petits trafics de marijuana, de cocaïne et de méthamphétamine. La mère de Percy, toujours introuvable, est quelque part dans ce panier crevé. Quand la jeune ado prend le bébé sous son aile, c’est une destinée qui lui est proposée et qu’elle va saisir pour un roman d’initiation bien plus original que prévu, et plus émou- ne grande fresque familiale peut se résumer, au fond, à une version détaillée d’un arbre généalogique. Ou, plus exactement, à une analyse des liens entre des individus issus de générations différentes – ou de clans opposés – ayant, à un moment ou à un autre, un rapport à un nom. Les quelque six cents pages des Rues d’hier s’ouvrent d’ailleurs sur la reproduction d’un de ces schémas montrant les origines et descendances de ses personnages. C’est ainsi un demi-siècle d’histoire qu’explore Silvia Tennenbaum, à travers les affres de la grande entreprise de textile des Wertheim.
En 1903, le patriarche, Moritz, tient ainsi de main de maître cet établissement fructueux de Francfort, symbole d’une Allemagne économiquement prospère. Les valeurs de la famille juive, où l’on tenait à fêter Noël? La droiture, la bonté, la charité et l’érudition. Le vieil homme sait aussi qu’il devra passer la main un jour ou l’autre et prépare déjà la succession pour ses fils Nathan, Siegmund, Gottfried, Jacob et, surtout, Eduard – dit Edu –, dandy esthète revenu d’Amérique. Dix ans plus tard, Moritz s’éteint dans son sommeil, et, malgré tout, la vie continue – notamment pour les nombreux petitsenfants. Mais la Grande Guerre montre déjà ses premiers feux. Eduard partira sur le front. Il en reviendra, mais le pays, brisé par la défaite, a changé. Effet de la crise, l’antisémitisme
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Lvant à mesure qu’on en tourne les pages. A l’aide de dialogues savoureux et de nombreuses références rock (Talking Heads, etc.), lorgnant vers un univers digne des frères Coen, Travis Mulhauser offre une vraie composition « poor white trash », comme cette classe ouvrière blanche surprise d’avoir été elle aussi déclassée. Sweetgirl rappelle aussi bien Donald Ray Pollock que Daniel Woodrell (pour l’atmosphère rurale et glaçante), Sherwood Anderson ou Erskine Caldwell (pour la touche prolétarienne). Bien que situé dans un Michigan bien réel, le récit s’inscrit dans le comté imaginaire de Cutler, dont l’auteur raconte l’histoire ( Greetings from Cutler County, son recueil de nouvelles non traduit en France s’y déroulait déjà). Né en 1976, assistant social devenu romancier, Mulhauser manie une plume et des idées à même de nous conter l’envers d’un rêve américain auquel Percy n’avait, de toute façon, jamais pensé. Elle a préféré se construire une destinée. Un premier roman nerveux, politique, dynamique, et terriblement tendre.
Hubert Artus
Travis Mulhauser,
rampant ne tardera pas à montrer les crocs. Que faire face à celui-ci ? Partir? Si oui, où? Que décideront les Wertheim et les Süsskind – la fille, Caroline, a épousé Nathan et ils ont eu quatre enfants ? Quel avenir pour eux ? Peut-on décemment dire « je veux que nous soyons comme tout le monde » ?
Paru initialement en 1981 ( et resté jusqu’alors inédit en France), Les Rues d’hier nous permet de découvrir Silvia Tennenbaum, critique d’art d’origine allemande exilée aux Etats- Unis en 1938 ( elle avait alors 10 ans). Foisonnante – au risque de la saturation –, cette fresque brosse un très beau portrait de la bourgeoisie juive allemande, confrontée à un mal dévorant. Pour autant, la romancière n’oublie pas de singulariser ses nombreux personnages et de composer son récit en grand feuilleton dont les derniers mots sonnent comme un avertissement lucide : « J’entends du tonnerre […]. Rentrons à la maison, nous serons à l’abri. » Baptiste Liger
Silvia Tennenbaum,