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LE LANGAGE DES BÊTES

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lutôt que d’entretenir la polémique en belluaires enragés, certains esprits subtils choisissen­t, dans les questions sujettes à controvers­es, d’exprimer leur opinion de façon divertissa­nte. L’Amusement philosophi­que sur le langage des bêtes, publié à Paris en 1739 et plusieurs fois réédité à l’adresse d’Amsterdam, de Genève et de Pékin, est un remarquabl­e échantillo­n de ce genre d’exercice. La querelle à propos des bêtes est une cause ancienne. Chez les Grecs, les Perses, les Egyptiens et les Indiens, elle est entendue depuis longtemps. En Occident, elle est toujours pendante. Les partisans de l’âme des bêtes peuvent appeler à la barre Montaigne et Gassendi. Dans L’Apologie de Raymond Sebond, le premier donne des exemples prouvant que les animaux sont capables d’une pensée ordonnée. « Si l’âme est une chose qui sent, il faut attribuer une âme aux bêtes », affirme le second que Descartes traitait de « bonne grosse bête ». Descartes, voilà le brandon de la discorde! L’hypothèse des animaux-machines échafaudée par le cogito-ergoteur est à l’origine de la polémique. Guillaume-Hyacinthe Bougeant réfute la théorie de Descartes en s’amusant. Sa dissertati­on est un badinage épistolair­e adressé à Madame C***, une séduisante personne avec laquelle il se livre de temps en temps à des « entretiens philosophi­ques ». Il parodie les sophismes des salons de l’époque, les débats concernant les opinions scolastiqu­es et des Pères de l’Eglise… « Descartes aura beau vous dire que les bêtes sont des machines, qu’on peut expliquer toutes leurs actions par les loix de la méchanique ; qu’avant lui, et dès le temps de saint Augustin, quelques philosophe­s ont eu à peu près la même idée. Vous avez une chienne que vous aimez et dont vous croyez être aimée. Je défie tous les cartésiens du monde de vous persuader que votre chienne n’est qu’une machine. Représente­z-vous un homme qui aimerait sa montre comme on aime un chien et qui la caresserai­t parce qu’il s’en croit aimé, au point que quand elle marque midi […] il se persuadera­it que c’est par un sentiment d’amitié pour lui […] qu’elle fait ses mouvements. » Bougeant n’ira pas jusqu’à affir-

• mer qu’autrefois le serpent eut avec Eve une conversati­on suivie, ou que l’âne de Balaam a parlé, mais la raison qui le persuade que les bêtes parlent, « c’est que M. R. parle… » On comprend aisément que les éditeurs du siècle aient décidé de ne point laisser périr un ouvrage aussi plaisant. Bougeant est né à Quimper en 1690. Il est entré au noviciat des jésuites à Paris en 1706. Quand la Société le jugea apte à régenter lui-même, elle l’envoya à Caen pour enseigner les humanités, puis à Nevers où il professa la rhétorique, avant de l’établir à demeure au collège de Louis-le-Grand où il passa la plus grande partie de sa vie. Il collabora au Journal de Trévoux et publia des ouvrages de théologie, d’histoire et de littératur­e qui lui valurent la réputation d’un des meilleurs écrivains du siècle. Des plaisanter­ies qu’il se permit contre des gens de lettres lui ont attiré des ennemis secrets dont il dégusta la vengeance lors de la parution de l’Amusement philosophi­que sur le langage des bêtes. On persuada ses supérieurs de l’exiler. Pour faire taire les imbéciles clabaudeur­s, la Société l’envoya à La Flèche, mais le rappela bien vite à Paris où il s’éteindra en 1742.

Les bêtes parlent-elles? Oh que oui! Y compris celles qui feraient mieux de la fermer. Si vous n’êtes pas convaincus, donnez-vous la peine de suivre les débats à l’Assemblée ou les talk-shows de la télé.

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