L’UNIVERS D’UN ÉCRIVAIN
Toujours coiffé de son Stetson, l’écrivain aux airs de cow-boy a lui-même construit son ranch dans le Wyoming où il vit avec son épouse, Judy, et où il écrit les aventures de son héros, le shérif Longmire.
Il fait déjà nuit sur la route de Casper à Ucross, et ce n’était pas prévu comme ça. Mais le dernier avion qui dessert le fin fond du Wyoming a raté son décollage en émettant un bruit bizarre. Trois heures de retard, une réparation de fortune. C’est bien l’Ouest, le vrai. Ce genre d’incident n’étonne pas Craig Johnson ni sa femme, Judy, qui ont patienté dans le petit aéroport désert en regardant un match de baseball sur leur téléphone portable. Depuis un moment, Craig évite avec dextérité les biches et les cerfs qui se laissent surprendre par la lumière des phares. Un dernier coup de volant et voici le ranch qui surgit au milieu du silence. Il est vraiment très tard, mieux vaut remettre la visite à demain.
Craig Johnson n’est pas un bonimenteur. Il a construit lui-même sa maison; aussi vrai qu’il porte son Stetson à tous moments de la journée – y compris pour écrire – et pas simplement pour faire plaisir aux photographes et au public européen. Au petit matin, quand un soleil furtif se lève sur les collines, on mesure l’ampleur de la tâche: les différentes dépendances, la hauteur des toits et l’épaisseur des troncs. Quand Judy est venue pour la première fois au ranch, il n’y avait ni le bureau ni l’autre demeure réservée aux invités, mais ça faisait déjà sept ans que son fiancé y travaillait. A cette époque, il y a un peu moins de vingt ans, le couple se tenait dans la grande cuisine et la chambre en mezzanine. Mais c’était le temps où Craig était le roi des petits boulots, un peu bûcheron ou charpentier, ramasseur de fraises en été, pêcheur en hiver, traversant l’Amérique comme chauffeur routier
et m•me cow-boy dans le Midwest ou policier à New York. Autant de mŽtiers de premi•re nŽcessitŽ quÕil nÕa pas oubliŽs et revendique sans sÕappesantir. Il est ce genre de gar•on musclŽ qui nÕarr•te pas une minute. Il faut quÕil coupe du bois pour les diffŽrents po•les, racle la neige sur la terrasse ou balaie les feuilles selon les saisons, sorte les chiens avant de sÕoccuper des chevaux matin et soir. Tout va par deux chez les Johnson : deux chiens, deux chats, deux chevaux, pour ce couple qui ne se sŽpare jamais. Ç Il faut bien sÕentendre pour vivre ici, au milieu de nulle part, dans lÕŽtat le moins peuplŽ des Etats-Unis È, prŽcise Craig Johnson. Ici, cÕest donc Ucross, quÕon ne trouve pas vraiment sur une carte, à quelques miles de Buffalo. Ucross nÕest pas une ville, ni un village, mais le nom dÕune fondation qui accueille des artistes pour Žcrire, peindre ou photographier en toute quiŽtude. Des Prix Pulitzer, finalistes ou laurŽats, sont passŽs par là comme Annie Proulx, Bob Shacochis ou Philipp Meyer, qui Žcrivirent plusieurs de leurs livres dans ces maisons cossues au confort moelleux. Craig et Judy habitent plus loin, sur une vaste terre sans arbre o• poussent essentiellement de lÕherbe aux bisons et des bosquets de sauge que les AmŽrindiens recueillent et s•chent en guise de porte-bonheur. Judy mÕen confiera quelques bouquets pour mes Ç amis fran•ais È.
A lÕabri derri•re lÕŽcurie, le vieux pickup truck attend dÕ•tre photographiŽ. Il a les bonnes couleurs dŽlavŽes et les traces de ferraille du temps qui passe. On sent bien quÕil fait partie de la lŽgende. LÕautre pick-up, qui sert à se dŽplacer, est nettement plus fringant, mais pour les photos et les promenades tout-terrain, le camion ancestral est parfait. En marchant dans les collines, en contemplant au loin les Bighorn Mountains, on comprend pourquoi la nature est si prŽsente dans les romans de Craig Johnson. Son hŽros, le shŽrif Walt Longmire, est un observateur du paysage. Comme son crŽateur, il aime tout du Wyoming : les hivers qui descendent à Ð 25 degrŽs avec les brouillards givrants comme dans Molosses ou les alternances de pluies diluviennes et de soleil estival de son dernier opus, A vol d’oiseau. AujourdÕhui, le ciel est parcouru de nuages et lÕair est printanier pour grimper dans les hauteurs. Tr•s loin, on aper•oit des moutons à t• te noire et des vaches, noires elles aussi, mais pas la moindre silhouette humaine.
Il est temps de visiter le bureau de lÕŽcrivain, de grimper un escalier en colima•on entre deux t•tes de bisons et quelques couvertures et lances indiennes. Craig sÕest installŽ une grande pi•ce sous le toit. DÕun c™tŽ, le bar o• il conserve de superbes whiskys et bourbons que nous ne manquerons pas de dŽguster apr•s dîner, car lÕhomme sait vivre. De lÕautre c™tŽ, un mur de CD o• dominent le blues, un peu de jazz, de rock et un bon choix de country-western. La pi•ce est grande, confortable, avec de multiples objets fŽtiches, mais, tr•s vite, le romancier expliquera quÕil peut travailler nÕimporte o• avec son ordinateur. Il a la concentration facile et les nombreux voyages quÕil fait dans le monde pour chacune de ses parutions ne le mettent jamais en retard sur ses projets. En ce moment, il rŽflŽchit à une histoire dÕŽleveurs de moutons dÕorigine basque qui se sont Žtablis dans la rŽgion. Il a dŽjà rassemblŽ sa documentation et commence à lÕoublier pour ne garder que lÕessentiel, une Žcume qui suffira à la construction de lÕintrigue.
Cet homme affable a des amis qui peuvent le renseigner, mais il prŽf•re les discussions à b‰tons rompus avec quelques
shérifs et une poignée d’amis indiens qu’il connaît depuis longtemps. Le livre qui paraît ces jours- ci en France, A vol d’oiseau, montre à quel point Craig Johnson aime cette nation indienne. Il ne raconte pas des histoires de pacotille qui feront bon effet à l’étranger, mais scrute les coutumes, apprécie les traditions, entend les inquiétudes de ces hommes et de ces femmes appartenant aux réserves des Crows et des Cheyennes. « J’apprends beaucoup en les regardant, en les écoutant, en vivant près d’eux. » Ce sont les lectures de son maître Tony Hillerman qui lui ont donné l’envie d’écrire à son tour. Mais l’homme est un gros lecteur, et on trouve dans sa bibliothèque les oeuvres complètes de Steinbeck, Faulkner, Dickens et Hugo, ses modèles absolus. Il rappelle volontiers que la silhouette et la personnalité de Jean Valjean l’ont aidé à façonner celles de son héros, le shérif Walt Longmire. Avec une certaine coquetterie, il aime souligner que sa mère avait des origines françaises et qu’elle lui fit lire Les Trois Mousquetaires lorsqu’il était enfant.
Dans son dernier roman, le treizième traduit, on retrouve le duo d’amis, Walt Longmire et l’Indien Henry Standing Bear. Mais un nouveau personnage vient secouer leur vieille amitié : la nouvelle chef de la police tribale, Lolo Long. Une Cheyenne jeune et belle, avec un caractère de chien et une tête de mule. Dans A vol d’oiseau, Walt est sur le point de marier sa fille. Au moment de fixer le lieu idéal pour la cérémonie en plein air, à Painted Warrior, il aperçoit une femme qui se jette de la montagne, son enfant dans les bras. Meurtre ou suicide ? Entre la police, l’intervention du FBI et les complications familiales, ce nouveau roman est une réussite. Il réunit l’enquête policière, la sociologie, un lyrisme dépaysant et un sens de l’humour qui apporte un peu de légèreté bienvenue.
Adapté à la télévision, le personnage de Longmire a pris le visage de Robert Taylor qui, lui non plus, ne quitte pas son Stetson depuis quatre saisons ( diffusées sur la chaîne D8 en France). Du coup, on le retrouve à tous les coins de rues, du côté de Buffalo ou de Sheridan : des tee-shirts aux DVD dans les boutiques, sans oublier les menus burgers au Busy Bee ou à l’Occidental Saloon qui n’ont pas changé la déco depuis 1850. Craig participe un peu aux scénarios, mais reste à bonne distance pour ne pas s’énerver quand les histoires ne lui plaisent qu’à moitié. Il préfère se consacrer à l’écriture de romans, en totale liberté de mouvement. Une fois par an, il accueille l’équipe de tournage avec l’acteur principal, et c’est l’occasion de faire la fête dans les collines et de chauffer le barbecue.
Aujourd’hui, ce sont les poêles à bois qui fonctionnent à plein régime. Le printemps était annoncé hier, mais il a filé plus loin derrière les montagnes. Il s’est mis à neiger en fin d’après-midi, et, ce soir, le paysage a complètement changé, plus brutal et immobile que jamais. Craig a rentré les chevaux, les chats se pressent contre le chauffage, et les chiens attendent leur dîner auprès de Judy. Ça sent bon dans la cuisine, et le frigo est plein. Une sage précaution car on vient d’annoncer un sacré blizzard qui bloque les aéroports et oblige les avions à rester au sol. Plus question de partir pour Gillette et Denver puis la France annonce en riant le couple Johnson. Il va falloir ouvrir une nouvelle bouteille de scotch pour se réchauffer, et Craig a justement un excellent whisky du Wyoming qu’on va déboucher en regardant les flocons derrière les fenêtres. Devant le ranch, trois coyotes efflanqués se rapprochent lentement. On m’avait promis des grizzlys… mais c’est déjà ça.
Christine Ferniot Photos : B. Cooley
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