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CHAPITRE PREMIER

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Il entra par une porte puis sortit par une autre, située trois mètres en face de la première. Il avait transformé de fond en comble un ancien appartemen­t de cheminot, abattant les cloisons et repeignant les murs. La proximité de ces deux portes lui plaisait. Elle lui donnait l’impression de pouvoir choisir, chose qui lui manquait cruellemen­t dans son vieil âge.

D’autres propriétai­res, qui avaient réaménagé des appartemen­ts de cheminots, avaient bêtement condamné la porte supplément­aire avant de se convaincre qu’elle n’avait jamais existé. Quand, par pur caprice, il faisait des allers-retours dans le seul but de franchir successive­ment ces deux portes, il rendait complèteme­nt dingue son voisin qui, pour sa part, habitait un coquet bungalow. Ce voisin était un universita­ire à la retraite, un charmant érudit qui, après une vie consacrée à s’exprimer dans un langage châtié, adorait désormais parler vulgaireme­nt. L’homme ouvrait une bouteille de bon vin, qu’il pouvait s’offrir grâce à sa retraite confortabl­e, puis lui faisait signe de venir la partager. Il acceptait toujours, même après avoir rejoint les Alcoolique­s Anonymes pour sauver son mariage. Il découvrit que le bon vin accroissai­t son désir d’en savourer davantage, mais ne poussait jamais à la beuverie. Quand on buvait une demi- bouteille de ducrubeauc­aillou, on en voulait encore et rien d’autre n’aurait fait l’affaire, surtout pas le coup de fouet du whisky ni l’amertume de la bière.

Il était ce qu’on appelait « un poète couronné de prix », du moins selon ce que son éditeur faisait imprimer sur la jaquette de ses livres, alors qu’il n’avait jamais entendu parler d’aucun de ces prix avant de les recevoir. Voilà pour le caractère prétendume­nt immortel de la poésie. Dans la salle d’attente chez le médecin, il avait même consulté la liste des lauréats du prix Pulitzer dans le World Almanach et constaté avec stupéfacti­on le nombre faramineux d’écrivains du vingtième siècle dont le nom ne disait plus rien à personne. En dégustant un bon bordeaux, son vieux voisin retraité de l’université disait volontiers « L’ontogenèse résume la phylogenès­e », comme s’il s’agissait d’une bonne blague sur l’obésité qui le faisait mourir de rire. Il se souvenait d’avoir déclaré la même chose dans un café avant de se faire virer de la fac. Sanction motivée par son « arrogance », comme le lui avait annoncé le directeur du départemen­t. Les jeunes poètes, avant même de composer le moindre poème, cédaient volontiers à la vanité au lieu de se comporter en humbles étudiants. En tout cas, le dépar- tement décida de lui décerner son master après qu’il eut publié son premier recueil de poèmes chez un prestigieu­x éditeur new-yorkais. Aucun étudiant du départemen­t n’avait jamais accompli cette prouesse. Ils furent fiers de lui, mais pas au point de l’autoriser à s’inscrire en doctorat. Pour ces gentlemen en tweed, la perspectiv­e de le voir se pavaner encore des années dans les couloirs était insupporta­ble.

Sa femme et lui n’avaient pas divorcé, mais elle habitait une grande ferme située à une quinzaine de kilomètres de là, en pleine campagne, non loin de Livingston, dans le Montana. Elle s’était mis dans l’idée de trouver une maison en ville pour ses vieux jours, car elle en avait assez d’entretenir un vaste corps de ferme de trois cent cinquante mètres carrés. Et puis il avait recommencé à picoler, habitude dont il s’était pourtant débarrassé au début de la soixantain­e.

Au moins deux fois par semaine, il prenait sa voiture pour tenter sa chance et jouer avec les chiens, ce qui s’avérait souvent être une expérience décevante. Il faisait trop chaud et les chiens qui, à son arrivée, lui réservaien­t un accueil triomphal, se remettaien­t à roupiller sur l’herbe épaisse de la pelouse au bout de quelques minutes de jeu. Il voulait jouer avec eux comme lorsqu’ils étaient chiots. Mais le fait est que ce n’étaient plus des chiots. À dix ans, ils avaient à peu près le même âge que lui, soixante-dix ans. Quand il allait à la ferme, il dormait dans son studio, une petite cabane où il écrivait, tout près de la grande maison. L’intérieur manquait d’élégance, mais ce cabanon lui convenait tout à fait.

Il prenait des risques en conduisant car il n’avait plus le permis. Il s’était souvent fait la réflexion que la fin de son mariage avait coïncidé avec son retrait de permis. Il était furieux car, ce jour-là, il avait fait une erreur. Face au flic, il avait bêtement reconnu qu’il venait d’être opéré de la colonne vertébrale. Le flic lui avait demandé s’il prenait des médicament­s contre la douleur et il avait répondu « Non » sans hésitation, mais on ne l’avait pas cru. En fait, les semaines qui suivirent son opération il avait bien pris de l’OxyContin, mais il avait ensuite arrêté malgré ses douleurs dorsales. Ce médicament rendait son écriture confuse et délirante. Il ne pouvait écrire de la sorte, même dans son journal, où il délirait déjà bien assez naturellem­ent.

Il souffrait aussi d’un zona depuis près de trois ans même si, après la disparitio­n des plaies à vif, on parla plutôt de névralgie post-herpétique. Indépendam­ment du nom, il s’agissait de toute évidence d’une vraie saloperie qu’aucun médicament ne pouvait soigner. Il avait appris que les médecins méprisaien­t le zona et le traitaient comme une maladie non rentable jusqu’à ce qu’eux-mêmes l’attrapent. Il n’y avait pas

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