Histoire infernale
Biographe inégalé de Hitler, l’historien offre un récit captivant du siècle européen.
CXX
omme tout savant, l’historien est d’abord un spécialiste. C’est sur une question, un personnage, une époque qu’il acquiert sa réputation, voire sa notoriété. Puis, lorsque de tels sommets sont atteints, lorsque ses recherches ont apporté sur son sujet des lumières nouvelles, lorsque sa tâche est en quelque sorte accomplie, le chercheur s’interroge. Que faire qui ne soit pas un ressassement? L’heureuse réponse est dans l’élargissement du champ. Historien d’un moment, d’un personnage, il devient l’historien de son siècle. C’est à cette opération que se livre Ian Kershaw.
Spécialiste du nazisme, historien reconnu de la Seconde Guerre mondiale, biographe inégalé d’Adolf Hitler : pour Ian Kershaw le temps était venu de nous offrir « son » histoire du XXe siècle. Pour ce faire, deux tomes étaient nécessaires. C’est la traduction française du premier, courant de 1914 à 1949, que nous pouvons lire en cette rentrée. C’est de la belle ouvrage et les historiens anglais ont décidément bien du talent. Pour que l’histoire de notre siècle, dont nous savons tout, présente un intérêt, il faut en effet faire preuve d’une puissante capacité de synthèse, disposer d’un réel talent d’écrivain et, surtout, oser proposer une interprétation personnelle des événements qui, quand bien même elle ne convaincrait pas, stimule le lecteur et nourrit le débat. L’Age des extrêmes : Histoire du court siècle d’Eric Hobsbawn (Complexe, 1999), avec son parti pris marxiste, a ces caractères. L’Europe en enfer, pour n’être pas marqué idéologiquement, est dotée de ces mêmes qualités.
Pour mesurer le succès de l’entreprise, il suffit d’imaginer les écueils auxquels elle a échappé. Se perdre dans les détails, par exemple. Ian Kershaw se l’épargne. Les développements sur les deux guerres mondiales, ces deux massifs qui dominent la période, constituent de ce point de vue un véritable tour de force. Tout en en suivant leurs cours, nous en comprenons les caractères, nationaliste pour la première, idéologique pour la seconde. Un autre écueil serait de faire de l’histoire de l’Europe « la somme des histoires nationales ». Ian Kershaw s’en garde bien. Attentif bien sûr aux spécificités nationales, ce qu’il retient, surtout, ce sont les forces transversales, idéologiques, économiques, sociales, culturelles, qui sont la marque du siècle et concourent à son sinistre projet : l’autodestruction de l’Europe. Il nous tarde de lire l’histoire de sa « miraculeuse » résurrection. Marc Riglet
Kershaw, Ian