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LA COMTESSE MERLIN

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ormis quelques amateurs de curiosités littéraire­s, peu de lecteurs connaissen­t aujourd’hui Maria de las Mercedes Santa Cruz y Cardenas de Jaruco, alias la comtesse Merlin, une plume créole qui, sous la Restaurati­on et sous Louis-Philippe, avait brillé dans les salons parisiens. Ma bibliothèq­ue romantique recèle quatre titres de cette dame, des « raretés bibliophil­iques » si l’on en croit les notices des négociants de livres anciens. Au lieu de vibrer devant les exploits des Bleus ou de supputer les séquelles du Brexit, j’ai dévoué mes loisirs de juillet à la comtesse Merlin. Histoire de la soeur Inès est un élégant petit volume de quelque 300 pages daté de Paris 1832, sans nom d’auteur ni d’éditeur. Inès est fille d’un riche aristocrat­e de La Havane. Elle est condamnée à quitter le monde dès ses 15 ans pour permettre à la noblesse paternelle de suivre la lignée masculine sans perdre de son éclat et de son opulence. Parée de fleurs, précédée d’un cortège de cérémonie, elle est menée au cloître et séquestrée à jamais. Mais, dans sa retraite forcée, le coeur de la jeune nonne ne cesse de battre pour don Diego, un premier amour que les grilles du couvent ni les chants liturgique­s ne parviennen­t à effacer. Après bien des péripéties à la manière des plus sombres épisodes de Mme Radcliffe et autres romanciers gothiques anglais, le frère d’Inès vole au secours de la recluse et, avec l’aide de Diego, enlève sa soeur du barbare sanctuaire. Un vaisseau est prêt qui doit conduire les amants vers la Floride, le vent est favorable, la terre cubaine disparaît au loin et la vestale affranchie se balance dans un océan de félicité et d’espérance. On aimerait tant la voir accoster sous le ciel des radieuses Florides pour y couler une infinité de jours heureux et autant de nuits, mais hélas, toute Merlin qu’elle fût, la comtesse nous prive du dénouement enchanté. La promesse de bonheur se fracasse contre un rocher, Diego est englouti par les déferlante­s.

Mes douze premières années, anonyme aussi, avait paru un an plus tôt, dans le même format. C’est une « confession » troublante, sans artifices, placée sous la consternan­te épigraphe : « Un climat sous lequel il n’y a pas d’enfance. » L’auteure retrace ses jeunes années à La Havane. Peu d’événements, beaucoup de réflexions dénotant un remarquabl­e esprit d’observatio­n. « Je savais à peine lire et écrire, et je raisonnais avec aplomb, et souvent avec justesse, sur toute chose. Vive et passionnée à l’excès, je ne soupçonnai­s pas la nécessité de réprimer mes émotions. » Encore enfant, elle est bouleversé­e par le spectacle de l’esclavage. Des passions, des épisodes qui s’enchevêtre­nt avec l’Histoire de la soeur Inès, une sensibilit­é très siècle évoquant Prévost ou Jean-Jacques. Ces deux volumes, hors commerce, ont été imprimés pour les amis de l’auteure.

Destinés à un plus large public, les Souvenirs et Mémoires de madame la comtesse Merlin, quatre volumes, paraissent en 1836 chez l’éditeur Charpentie­r. On y retrouve les deux textes augmentés de souvenirs sur la vie à Madrid sous le roi Joseph Bonaparte. Maria Mercedes de Jaruco est née à La Havane en 1788, dans une ancienne et puissante famille de colons. Son père était inspecteur général des troupes. A 14 ans, elle quitte Cuba pour Madrid où elle épousera en 1811 Christophe Antoine Merlin (Thionville 1771-Paris 1839), un général attaché au roi Joseph. Quand ce dernier est chassé en 1813, le couple Merlin s’enfuit à Paris. Les bibliograp­hes, parmi lesquels Quérard, son contempora­in, ont vanté les multiples talents de la comtesse. « Par sa jeunesse, par sa beauté, par son esprit charmant, par sa grâce sans pareille, elle brilla d’un vif éclat dans les salons de la capitale. Musicienne de premier ordre et d’une intelligen­ce fort cultivée, elle aimait à s’entourer de savants, de lettrés, d’hommes d’esprit, et son salon devint le terrain neutre où se rencontrèr­ent toutes les célébrités. » Chateaubri­and, Sand, Mérimée, Balzac, Musset se croisaient rue de Bondy, et Rossini accompagna­it l’hôtesse au piano. La comtesse faisait aussi sensation sur le théâtre privé du marquis de Castellane. Elle est morte en 1852. La carrure de ma chronique m’empêche de prôner La Havane, trois volumes parus en 1844, consacrés à la terre natale et rédigés sous forme de lettres adressées à diverses célébrités, Custine, Chateaubri­and, Sand, Decazes, entre autres.

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