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Les deux corps de la reine

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usqu’à la fin de l’époque moderne, le pouvoir absolu du monarque occidental s’énonce au masculin. Le titre de reine renvoie au statut d’épouse du roi et ne signifie en soi, contrairem­ent à celui de régente, aucun pouvoir spécifique. C’est ainsi qu’au milieu du XVIIIe siècle, le royaume de Hongrie a élu Marie-Thérèse d’Autriche « roi » et non « reine » de Hongrie.

Les femmes qui ont accédé au pouvoir absolu sont rares. À l’exception notable d’Élisabeth Ire d’Angleterre et de Catherine II de Russie, celles qui eurent ce privilège l’ont détenu par accident, à la mort de l’époux, et momentaném­ent, jusqu’à l’âge adulte de l’héritier. Nombre de ces régentes l’ont d’ailleurs partagé ou abandonné à un conseil ou un conseiller privilégié. Blanche de Castille ou Catherine de Médicis font elles aussi figure d’exception. En règle générale, les femmes ne règnent que faute de mieux, c’est-à-dire faute de mâle, sauf peut-être dans la Russie du XVIIIe siècle. Marie-Thérèse d’Autriche n’échappe pas à la règle. C’est en l’absence d’héritier dans la lignée des Habsbourg que son père se résolut, la mort dans l’âme, à lui transmettr­e le sceptre et la couronne.

Pour comprendre l’apparente incongruit­é de la souveraine­té féminine, il n’est pas inutile d’interroger la théorie des « deux corps du roi », telle que l’a exposée l’historien médiéviste Ernst Kantorowic­z1. Cette fiction mystique répandue par les juristes anglais de la période élisabétha­ine avait pour objet d’expliquer pourquoi la souveraine­té, c’est-à-dire l’incarnatio­n de la société politique, ne s’éteignait jamais. Selon celle-ci, le roi est doté de deux corps : un corps naturel sujet aux passions, aux maladies et à la mort, et un corps politique immortel qui incarne la communauté du royaume. Autrement dit un corps de chair et de sang et un corps symbolique et abstrait. Quand le corps naturel meurt, le corps politique est aussitôt transféré dans le corps naturel de son successeur. « Le roi est mort, vive le roi ! »

Force est de constater que durant des siècles on a répugné à l’idée que la femme puisse incarner le corps politique. Il est vrai que jusqu’au XIXe siècle, on tenait pour essentiel que le monarque puisse mener ses troupes au combat, ce qui paraissait impensable pour une femme. Mais, au-delà de cet empêchemen­t, il semble que le corps féminin, tout entier occupé de la reproducti­on, était inapte à une fonction symbolique, telle que la souveraine­té, trop englué qu’il était dans le monde naturel et mortel. Tota mulier in utero. La reine n’a qu’un seul corps qui fait obstacle à la transmissi­on du corps immortel du royaume. Elle perpétue la lignée et transmet la vie, mais non le pouvoir qu’elle-même ne peut recevoir. La maternité est donc l’entrave majeure à la souveraine­té féminine.

Alors que le corps naturel du roi appelle peu de commentair­es, celui de la reine, son épouse, attire les regards. Courtisans, ambassadeu­rs, voyageurs qui peuvent l’approcher décrivent son apparence physique, commentent sa beauté, sa grâce ou ses disgrâces. Lorsqu’elle est jeune, tous les yeux sont fixés sur son ventre dont la succession dépend. La seule question qui vaille : a-t-elle la capacité d’engendrer des fils ? Si par malheur elle n’accouche que de filles, ou si le couple royal est stérile, on lui en impute la responsabi­lité et le pire est à craindre : relégation, répudiatio­n, voire assassinat dans certains cas. En revanche, mettre au monde un fils donne à la mère un nouveau statut et peut lui valoir un pouvoir d’influence, lequel n’est qu’un piètre substitut de la véritable souveraine­té, un pouvoir de seconde main, illégitime et toujours critiqué.

Le siècle des Lumières apporta un éclatant démenti au credo de l’incapacité féminine. Cinq femmes montèrent sur le trône des deux plus vastes empires européens. En Russie, Catherine Ire épouse de feu Pierre le Grand, régna deux ans ; Anna Ivanovna3, dix ans ; Élisabeth Ire vingt ans et Catherine II trente-quatre ans. La cinquième est Marie-Thérèse d’Autriche qui dirigea et symbolisa son pays, comme nul autre, durant quatre décennies.

Mieux que ses « soeurs » russes, cette dernière incarne à proprement parler le pouvoir au féminin et nous autorise à évoquer les « deux corps de la reine » . Épouse et mère, elle a conjugué magistrale­ment féminité, maternité et souveraine­té. Non seulement le corps naturel ne fut pas un obstacle, mais il se révéla un atout majeur pour asseoir son pouvoir. De ce point de vue, elle est à la fois incomparab­le dans son siècle et un précieux repère dans l’histoire des femmes.

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