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MA VIE, MON OEUVRE

QUAND LES POLITIQUES SE FONT ÉCRIVAINS

- Marc Riglet

Outre leur action politique et comme pour mieux marquer leur temps, nombreux sont les hommes d’Etat de l’Hexagone qui ont cédé à l’appel de la page blanche en s’emparant de leur plume – avec plus ou moins de talent.

Tout pourrait commencer avec Tocquevill­e. Parce que notre hobereau mélancoliq­ue, observateu­r sagace, mais désolé, de l’avènement des temps démocratiq­ues, a écrit que, « en France, la politique est littéraire », on croit voir dans cette formule une des marques les plus singulière­s de notre identité nationale. Rien de plus facile, en apparence, que d’illustrer la « vérité » de cet aphorisme. Soit que l’on établisse la liste des écrivains qui ont été piqués par la tarentule de la politique. Soit que l’on inventorie tous ceux de nos hommes politiques qui ont prétendu être écrivain ou, à tout le moins, dit leur secret désir de l’avoir été.

Dans la première catégorie, on relève alors une copieuse quantité de grands noms. A tout seigneur, tout honneur, Victor Hugo. Parlementa­ire de haut vol, pair de France, sénateur à vie, exilé magnifique, nul ne le dépasse dans la réussite éclatante de sa double vocation : littéraire et politique. Mais, à côté du géant, combien de « carrières » analogues, quoique frappées de fortunes diverses. C’est Benjamin Constant, à qui le Napoléon des Cent-Jours confie le soin de rédiger une constituti­on libérale, c’est Chateaubri­and, ministre des Affaires étrangères sous la Restaurati­on, c’est Tocquevill­e, élu député de la Manche en 1848, tandis qu’Alfred de Vigny, lui, échoue en Charente, aux mêmes élections. C’est aussi Lamartine, candidat malheureux à l’élection présidenti­elle qui voit le succès triomphal de Louis-Napoléon Bonaparte. Et puis, c’est encore Maurice Barrès qui, après avoir échoué quatre fois à la députation, est enfin élu en 1906 et siège jusqu’à sa mort en 1923 au Palais-Bourbon. Si nous poussons, enfin, jusqu’après la Seconde Guerre mondiale, comment ne pas citer les deux grands poètes qui ornèrent les rangs de notre Assemblée nationale : Aimé Césaire, député de la Martinique de 1945 à 1993, et Léopold Sédar Senghor, député sous toutes les mandatures de la IVe République et sous la première de la Ve. L’écrivain qui fait de la politique, jusqu’à en faire son « métier », est donc bien une figure répétée de notre histoire nationale.

DES HOMMES DE LETTRES

Mais que dire des hommes politiques qui ambitionne­nt d’être écrivain ? Ils sont légion. Cela tient, bien sûr, tout au long du XIXe siècle, à la formation principale­ment littéraire de notre personnel politique. Pétri d’« humanités », nourri de grec et de latin, l’homme politique français, jusque tard dans le XXe siècle, est éduqué dans la révérence à la littératur­e et la déférence à l’endroit de la figure du « grand écrivain ». Quand bien même il ne prétend pas faire une oeuvre, s’il veut tenir son rang, il lui faut sacrifier à l’épreuve de l’écriture. Patrice Gueniffey, dans son dernier livre, Napoléon et de Gaulle (Perrin, 2017), montre magistrale­ment l’impérieux besoin qu’ont ces deux « héros français » de voir leur « geste » transfigur­er par la littératur­e. « Quel roman que ma vie ! » lâche Napoléon à ses compagnons de réclusion à Sainte- Hélène. C’est à Malraux, l’écrivain, que va la seule admiration que l’on connaisse de Charles de Gaulle. Aussi bien l’un et l’autre se lancent-ils dans l’écriture de leur saga. Avec plus ou moins de bonheur. Du côté de Bonaparte, les Mémoires de l’empereur, laborieuse­ment fabriqués à Sainte-Hélène, sont un assemblage de fiches indigestes, mais les proclamati­ons de victoire dans le bulletin de la Grande Armée sont de prodigieux morceaux de bravoure. Du côté de de Gaulle, les avis sont partagés. D’aucuns trouvent lassant son abus du rythme ternaire, d’autres goûtent les savoureuse­s vacheries dont de Gaulle n’est pas chiche à l’endroit de ses contempora­ins. On songe à ce qu’il dit d’Albert Lebrun, pitoyable président de la République en 1940 : « Au fond, comme chef d’Etat, deux choses lui avaient manqué : qu’il fût un chef ; qu’il y eût un Etat. »

Quoi qu’il en soit, et pourvu que l’on ne réduise pas la littératur­e à la fiction romanesque, ces deux grands politiques sont bien des écrivains, comme le sont Jaurès, Clemenceau, Maurras… Surtout, l’ombre portée de de Gaulle est encore discernabl­e dans son immédiate postérité. De son successeur, Georges Pompidou, si son livre posthume, Le Noeud gordien (Plon, 1974) n’a pas laissé un souvenir impérissab­le, on aime toutefois à citer son Anthologie de la poésie française (Hachette, 1961). François Mitterrand, pour sa part, ne serait-ce que dans sa quête éperdue de comparaiso­n avec de Gaulle, perpétue la tradition de la « politique littéraire ». D’abord, il manifeste un goût authentiqu­e pour la littératur­e. Ensuite, il commet un pamphlet aussi faux que brillant avec Le Coup d’Etat permanent (Plon, 1964). Enfin, il se révèle même un épistolier de grande classe avec l’étonnante découverte que constitue la publicatio­n posthume de ses lettres d’amour à Anne Pingeot.

Au fond, s’il fallait dater la fin du cycle de ces hommes politiques hantés par l’écriture et taraudés par le besoin de laisser derrière eux, non seulement une action politique mais une oeuvre litté-

raire, on retiendrai­t la pitoyable variante qu’en offrit Valéry Giscard d’Estaing. Cédant à la figure imposée de l’admiration que l’homme politique français devrait à la littératur­e, il avait « confessé » désirer être rien moins que… Maupassant. Puis, osant la littératur­e, il commit un « roman » de quelque cent pages: Le Passage (Robert Laffont, 1994). Le texte était tout juste bon à figurer dans une collection Harlequin. Avec cette indigente bluette, la relation multisécul­aire que la politique entretenai­t avec la littératur­e se terminait en farce. relation que la politique entretient, en France, avec la littératur­e, Tocquevill­e la stigmatise. Car, dans son esprit, « littéraire » signifie « abstrait ». Et une politique commandée par l’abstractio­n, une politique gouvernée par les « idées », on dirait aujourd’hui par l’ « idéologie » , c’est une politique aveugle, ignorante des « réalités ». Et la cause de ce « malheur », c’est la Révolution et les philosophe­s des Lumières qui l’annoncent et la préparent. On le voit, de littératur­e, il n’est pas question. La postérité de cette critique de la politique sera en revanche assurée. Mais ceci est une autre histoire.

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Charles de Gaulle à Colombeyle­s-Deux-Eglises, en 1956.

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