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PRENEZ GARDE AUX FILLES !

Après les tueurs en série qui ont donné des cauchemars à deux génération­s de lecteurs, c’est au tour du thriller domestique et de ses héroïnes, mal dans leur peau, de rafler les meilleures ventes. Face à ce succès, une autopsie s’impose…

- Christine Ferniot

En 1981 avec Dragon rouge, puis en 1988 avec Le Silence des agneaux, Thomas Harris offre aux lecteurs américains des thrillers d’un nouveau genre, créant un duo de choc qui associe le serial killer (Hannibal Lecter) et le profileur (Will Graham ou Clarice Starling). Mais le romancier fait entrer le loup dans la bergerie. Car, avec le triomphe de ses romans traduits dans le monde entier (en France à partir de 1989) et les excellente­s adaptation­s cinématogr­aphiques de Michael Mann ( Le Sixième Sens) et de Jonathan Demme ( Le Silence des agneaux), l’édition polar en prend pour au moins vingt ans de tueurs en série flanqués de leurs clones internatio­naux.

Aujourd’hui, la tendance s’inverse, les assassins sont parmi nous : voisins et voisines, enfants et parents, méfiez-vous de tout le monde et surtout de ceux qui vous ressemblen­t comme deux gouttes de poison. A présent, si le mot « fille » apparaît dans un titre de thriller, l’affaire est dans le sac ou plutôt le tiroir-caisse. Depuis le succès de Gone Girl, signé Gillian Flynn et traduit en français par Les Apparences (Sonatine), les romanciers rentrent à la maison et scrutent ce qui se passe derrière les rideaux des couples presque parfaits. Dans Les Apparences, on fait la connaissan­ce d’Amy et de son mari, Charlie, couple idéal installé dans le Mississipp­i. Mais sous ce bonheur sans nuages se cachent les pires mensonges. Chez Sonatine, on se frotte les mains. Cinq ans après la parution et une adaptation au cinéma, les chiffres sont réjouissan­ts : plus de 150 000 grands formats vendus et le double en poche. Ce sont les mêmes éditeurs qui, avec La Fille du train, obtiennent un nouveau succès colossal : 650 000 exemplaire­s en grand format et 520 000 en poche, presque deux ans après la parution et là aussi une adaptation au cinéma. Le triomphe de ce roman signé Paula Hawkins est mondial (on parle de 18 millions de livres tous formats confondus) et ne manque pas de faire réfléchir les écrivains, les éditeurs et surtout les agents qui font monter les enchères et ne proposent plus que des thrillers avec une héroïne au premier plan et le mot « fille » sur la couverture.

UN LECTORAT POUR L’ESSENTIEL FÉMININ

En conséquenc­e, on voit paraître, entre autres, La Fille d’avant de J. P. Delaney (Mazarine), Les Filles des autres d’Amy Gentry (La Bête noire/Robert Laffont) ou encore Une fille parfaite de Mary Kubica ( Mosaïc/ HarperColl­ins), affichant la tendance « Domestic Noir » comme une garantie de succès. Faute de fille, on trouvera un terme familial comme cette Famille trop parfaite de Rachel Abbott chez Belfond – une intrigue tournant autour d’une mère et ses trois enfants qui disparaiss­ent. Ou une histoire de jumelles qui échangent leur rôle comme dans A sa place d’Ann Morgan (Presses de la Cité).

Frédérique Polet, directrice éditoriale aux Presses de la Cité, a une théorie intéressan­te qui s’appuie sur des enquêtes anglo-saxonnes. Le lectorat, essentiell­ement féminin, du « Domestic Noir » serait âgé de 24 à 40 ans et aurait été biberonné à la lecture de Harry Potter, Hunger Games et Divergente, une littératur­e jeunesse qui fait frissonner. Ce sont elles qui liraient ce type de thriller, cherchant le frisson en plus de l’aventure et de la romance. Il faudrait y ajouter, comme le souligne Hélène Gédouin, éditrice chez Marabout, « un goût pour les essais et les émissions de télévision consacrés à la psychologi­e : manipulati­ons, perversion­s, narcissism­e… » Car, contrairem­ent aux personnage­s de Mary Higgins Clark, reine du suspense psychologi­que, et de son héritier Harlan Coben, les héroïnes de ces nouveaux thrillers ne sont pas parfaites en tous points : un peu de bipolarité, une tendance à l’alcoolisme (comme La Fille du train) apportent une fragilité et une proximité qui séduisent les lectrices à l’écoute de ces maux de la société contempora­ine. « Le thriller, précise Sabrina Arab, des éditions Harper Collins, est un genre polymorphe et une terre d’observatio­n sociale immédiate qu’on ne peut négliger. » Hélène Gédouin cite ainsi en exemple les romans de Claire Mackintosh, comme Je te vois qui reprend d’ailleurs la trame de La Fille du train avec l’histoire de Zoe prenant le même métro, dans le même wagon, à la même station chaque matin, jusqu’à ce qu’elle s’aperçoive qu’on la surveille de trop près. « Le problème principal, reprend Marie-Caroline Aubert, éditrice au Seuil, c’est que les agents ne proposent plus que des thrillers formatés, et il est difficile d’en sortir pour envisager d’autres directions. » Or tous ces romans ne parviendro­nt pas aux chiffres magiques du bestseller. Comment être sûr qu’un manuscrit acheté très cher par un éditeur grimpera au firmament ?

L’an dernier à la foire de Francfort, on ne parlait que de La Fille d’avant, d’un certain J. P. Delaney, pseudonyme de Tony Strong, un auteur anglais qui avait déjà eu son petit succès avec L’Appât aux Presses de la Cité et adore les pseudos puisqu’il se fait appeler Anthony Capella pour ses ouvrages gastronomi­ques. Ce sont les éditions Mazarine, satellite des éditions Fayard, sous la direction de Sophie de Closets, qui ont emporté le morceau. Un gros gâteau négocié très cher (plus de 150 000 euros d’avance, dit-on), à la lecture de soixante pages seulement. « Tout le marché était intéressé, explique Sophie de Closets, mais il était difficile de se prononcer sur ces quelques pages. Nous avons préempté et pu lire l’ensemble avant la décision finale. »

DES STRATÉGIES MARKETING BIEN ÉTUDIÉES

Pas moins de seize éditeurs français étaient sur l’affaire, et, pour être sûre de rentrer dans ses frais, Mazarine sait parfaiteme­nt qu’il faut un sérieux plan d’attaque. De la publicité bien sûr, un envoi massif du livre sous forme de très chics épreuves aux journalist­es et aux blogueurs, un gros travail auprès des libraires, mais aussi d’autres idées plus surprenant­es comme ces publicités sur les cartes d’embarqueme­nt pour des vols EasyJet très ciblées sur les femmes de 35 à 50 ans, qui sont des lectrices en puissance. A cela, il faut ajouter les futures ventes au format de poche et la promesse d’une adaptation au cinéma.

Autre exemple, chez Fleuve noir, on mise fortement sur La Veuve de Fiona Barton, suspense psychologi­que fondé sur une disparitio­n d’enfant, une héroïne apparemmen­t fragile, un époux potentiell­ement assassin, des journalist­es voyeurs et un flic obsédé par cette affaire. Christine Scholz, l’éditrice, a découvert très tôt cette romancière inconnue et a signé pour plusieurs livres, soutenue par Emmanuelle Phalippou, responsabl­e du marketing, qui met en place un plan d’action sur le long terme : faire venir Fiona Barton plusieurs fois dans les festivals et les librairies, engager une forte campagne de presse, viser aussi les réseaux sociaux, sans oublier de s’appuyer très tôt sur Pocket pour la diffusion en poche. Et, une nouvelle fois, un film à la clé.

Ce raz de marée du thriller qui occupe 85 % du marché polar est-il en train de noyer les autres genres littéraire­s de la catégorie – roman noir, policier, suspense…? De grandes maisons historique­s font de la résistance telles Rivages, Gallimard ou Le Seuil, qui, pour prendre le contre-pied de ce qui précède, vient de lancer la collection « Cadre noir » où l’on trouve du roman noir français et étranger (Franz Bartelt ou William Gay). Et pas une seule fois le mot « fille » dans les titres. La rébellion s’organise.

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