VRAI? ET SI C’ÉTAIT
Dans son essai Les Ecrivains et le Fait divers, Minh Tran Huy revient sur la manière dont les auteurs français se sont emparés, au fil des siècles, d’histoires criminelles tirées des journaux pour les transposer en littérature. Dans le genre policier, mais pas seulement… Qu’est-ce qu’un fait divers?
Minh Tran Huy. C’est avant tout une information, un article de journal avec sa propre forme narrative et qui a trait à une norme. Il peut ainsi s’agir d’une transgression visà-vis de l’ordre naturel ou moral, d’une histoire qui repose sur une action humaine inédite ou d’un événement ayant à voir avec la mort. Tous ces faits ont en commun d’avoir quelque chose de mystérieux et, dès lors, de nous placer face à une certaine logique qui, spontanément, nous dépasse.
Pourquoi le fait divers a-t-il naturellement intéressé la littérature populaire? Et à quel moment ?
Le fait divers est une narration en tant que telle – au sens de la nouvelle. Il est donc naturel que la littérature s’en empare. S’il existe des archétypes dès l’invention de l’imprimerie, c’est surtout au début du XIXe siècle, en pleine période d’alphabétisation, qu’il connaît son essor avec la multiplication des gazettes. Ainsi, on commence à trouver dans les romans-feuilletons à la Eugène Sue ou Ponson du Terrail des figures typiques du fait divers mis en littérature, comme le « justicier criminel » tel Mandrin ou Cartouche, des histoires d’enterrés vivants ou des événements inexpliqués qui ont à voir avec la providence.
Le fait divers est-il à la naissance du roman policier en France?
Il y a bien sûr plusieurs influences. La découverte d’Edgar Allan Poe, traduit par Charles Baudelaire, a été importante pour les lecteurs français, à travers ses histoires de détectives – basées sur des faits divers fictifs! Comme, dans les canards, les fictions côtoient les comptes rendus de la réalité et sont écrites de façon quasi similaire, il est normal qu’à un moment les deux se joignent dans une forme littéraire, le « roman de police », divisée en différents segments : les « fictions judiciaires » à la Emile Gaboriau, nées de procès bien réels et qui fonctionnent sur la résolution d’une énigme, les « romans judiciaires », mêlant le feuilleton et le mélodrame, et les « romans d’aventures policières » célèbres grâce à Gaston Leroux ou Maurice Leblanc.
Le XIXe siècle marque aussi l’essor de la littérature réaliste. En quoi Flaubert, Balzac, Maupassant ou Zola ont- ils utilisé de manière différente les faits divers?
De Zola avec L’Assommoir à Maupassant et ses Contes, tous les réalistes ont en commun de vouloir dégager l’histoire vraie des extravagances du roman populaire – avec ses rebondissements parfois artificiels –, de l’outrance des romantiques et du côté crapoteux des comptes rendus des jour- naux qui se complaisent dans le sanguinolent. Ils cherchent en effet à retranscrire la réalité, souvent en s’appuyant sur une forte documentation. Mais il y a bien entendu des différences : Balzac utilise volontiers les règles du roman-feuilleton et décrit un monde régi par un destin en marche. Quant à Flaubert, il a toujours nié, officiellement du moins, que l’affaire Delamare était à l’origine de Madame Bovary.
Depuis une vingtaine d’années, on ne compte plus les romans ou récits français fondés sur des faits divers réels et qui le revendiquent. Comment expliquez-vous cette vogue?
J’ai l’impression que beaucoup d’écrivains ont été marqués par De sang-froid de Truman Capote, qui a créé un modèle en s’emparant d’une affaire banale qui sert de base à un vaste portrait politique et social de l’Amérique. Naturellement, chacun tente d’apporter une forme personnelle, à l’image de Laurent Mauvignier avec le monologue intérieur de Dans la foule, d’Emmanuel Carrère qui utilise le « je » dans L’Adversaire ou bien encore d’Ivan Jablonka qui conjugue le récit et les techniques de sciences sociales dans Laëtitia.
Justement, la plupart de ces textes sont classés en littérature générale. Ne pourraientils pas tout aussi bien être rangés au rayon « polar » ?
Tout d’abord, certains ne relèvent en rien du roman noir. De plus, il y a une question d’image des auteurs, qui peut amener les oeuvres à être étiquetées de telle ou telle manière afin de trouver un public bien identifié. C’est une question de marketing et ça n’a rien de franco-français : voyez les romans de Laura Kasischke – qui s’inspire souvent de faits divers –, publiés en France sous la couverture Christian Bourgois et qui sont, dans certains pays, considérés comme des thrillers ou des titres young adult…
Propos recueillis par Baptiste Liger