Lire

La plume dans la plaie

Comment témoigner de l’horreur du monde? Deux volumes, l’un classique, l’autre contempora­in, dessinent les chemins d’un journalism­e exigeant.

- Hala KODMANI, Albert LONDRES Des femmes en niqab dans la ville de Raqqa.

La bataille de Raqqa se précise. Alors que Daech perd chaque jour du terrain à Mossoul, en Irak, le groupe islamique voit aujourd’hui sa « capitale » à son tour menacée par les Forces démocratiq­ues syriennes. Pour la population locale, la chute de Raqqa pourrait marquer la fin d’un long calvaire, la fin de la « grimace de l’humiliatio­n ». Ces mots, ce sont ceux de Nissan Ibrahim, pseudonyme adopté par la jeune Ruqia Hassan pour témoigner, sur Facebook, des années noires de son pays. Elle y raconte l’espoir des premiers jours, ceux d’une révolution démocrate qui ferait enfin tomber le régime d’Assad. Puis la répression, sanglante, qui frappera Raqqa. La libération de cette grande ville de fonctionna­ires. Avant que les loups n’entrent dans la ville, barbus, cagoulés, les poches pleines de dollars. Autrefois recluse chez elle, Nissan Ibrahim peut alors sortir dans la rue, son identité protégée par ses habits de « chauve-souris ». Elle voit les hommes crucifiés, les femmes lapidées. Elle en témoigne sur les réseaux sociaux, malgré les menaces de plus en plus précises. « Quatre ans que l’oppression mange et boit avec nous. Elle dort et se réveille avec nous, prie Dieu avec nous, tombe malade et guérit avec nous. Elle accompagne chacun de nos gestes », écrit-elle le 4 janvier 2015. Quelques mois plus tard, Ruqia Hassan sera enlevée et assassinée par Daech. Elle venait d’avoir 30 ans. A travers le journal de cette Anne Frank en abaya, la journalist­e Hala Kodmani retrace le martyre syrien, pays tenaillé par le régime d’Assad et la tyrannie des « hommes en noir ». Elle dévoile la complexité d’un conflit dont on distingue mal, depuis la France, les enjeux et les acteurs. Elle salue, surtout, la mémoire d’une jeune femme morte pour ses idées, morte pour avoir voulu, jusqu’au bout, « porter la plume dans la plaie ».

La célèbre formule, on le sait, est d’Albert Londres. Ce qu’on connaît moins, en revanche, c’est le texte dont elle est issue : l’introducti­on à Terre d’ébène, reportage au vitriol de 1929 sur la colonisati­on et l’exploitati­on – souvent meurtrière – des travailleu­rs africains. L’occasion est belle de le découvrir avec la parution d’un formidable recueil, Grands Reportages à l’étranger, qui réunit six feuilleton­s à faire lire dans toutes les écoles de journalism­e : Albert Londres y raconte dans un style direct et vivifiant l’éveil d’une Chine exotique au monde ( La Chine en folie), l’exploitati­on des Françaises prostituée­s en Argentine ( Le Chemin de Buenos Aires), le développem­ent du sionisme en Palestine ( Le Juif errant est arrivé), la misère des pêcheurs de la mer Rouge ( Pêcheurs de perles), la poudrière des Balkans ( Les Comitadjis). Partout, il pose son regard avec empathie, dans son style inimitable, vif et enflammé. Et donne corps à cette autre formule qui ouvrait l’un de ses premiers articles : « Nous avons vu cela. » Ici comme à Raqqa. Julien Bisson

 ??  ??
 ??  ?? HH Seule dans Raqqa par Hala Kodmani, 150 p., Equateurs, 15 € HHHHGrands Reportages à l’étranger par Albert Londres, 896 p., Arthaud, 35 €
HH Seule dans Raqqa par Hala Kodmani, 150 p., Equateurs, 15 € HHHHGrands Reportages à l’étranger par Albert Londres, 896 p., Arthaud, 35 €
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France