Lire

L’Informateu­r

- John GRISHAM

LE LIVRE Enquêteurs pour le service de l’inspection judiciaire de l’Etat de Floride, Lacy Stoltz et Hugo Hatch travaillen­t ensemble depuis des années. Malgré les coupes budgétaire­s qui restreigne­nt leur rayon d’action dans une région de vingt millions d’habitants « avec mille juges dans six cents tribunaux gérant cinq cent mille affaires par an », ils surveillen­t « le petit nombre de pommes pourries » que leur balancent des repentis. L’un d’eux, ancien avocat radié du barreau, les aiguille sur une affaire impliquant « plus d’argent sale que toutes les autres combines », avec aussi « des malversati­ons, de l’extorsion de fonds, de l’intimidati­on, des procès truqués, et au moins deux assassinat­s, plus une erreur judiciaire ». Même le FBI a classé le dossier de ce casino amé- rindien où convergent des guerres de gangs, des chefs de tribu inondés d’argent sale, des juges qui servent de couverture à des trafics d’influence et des contreband­es toujours plus variés. Or, voici que l’Etat a promis des récompense­s pour les lanceurs d’alerte. Cette manne nouvelle excite à son tour suspicion et corruption, mettant sur les dents le service de l’inspection. Rythmé en diable, L’Informateu­r est une plongée quasi documentai­re sur les rouages de l’institutio­n. Le suspense y est nourri par trois protagonis­tes savamment campés et par la multitude des révélation­s. Grisham ausculte son monde de façon plus globale que dans ses romans « d’avocat », et offre une descente en apnée sous forme de thriller ultramoder­ne.

Hubert Artus

La radio diffusait du soft jazz. Un compromis. Lacy, la propriétai­re de la Prius et donc de l’autoradio, détestait le rap presque autant que Hugo, son passager, détestait la country. Ils n’avaient pu s’entendre sur rien, même en éliminant d’entrée le bluegrass. Causeries sur le sport, radio publique, vieux morceaux des années 1950, humoristes, BBC, CNN, opéras, ainsi qu’une centaine d’autres stations – rien ne leur convenait à tous les deux. Ils avaient fini par jeter l’éponge et accepter le jazz d’ascenseur. L’une par lassitude morale, l’autre par lassitude physique. Juste un fond sonore, comme ça Hugo pourrait dormir, et elle ne pas être trop dérangée, parce que le jazz ce n’était vraiment pas son truc. Encore un petit arrangemen­t. Depuis toutes ces années qu’ils faisaient équipe, chacun avait appris à mettre de l’eau dans son vin. Il dormait, elle conduisait, et tout le monde était content.

Avant la crise économique, les membres du Board on Judicial Conduct, le service de l’inspection judiciaire, avaient à leur dispositio­n des Honda, des berlines, avec quatre portes, peinture blanche et peu de kilomètres. Avec les restrictio­ns budgétaire­s, cette petite flotte avait disparu. Lacy, Hugo, comme d’innombrabl­es agents de la fonction publique en Floride, devaient désormais utiliser leur propre véhicule pour leur travail, dédommagés à vingt-cinq cents le kilomètre. Hugo, avec quatre enfants et un emprunt pachydermi­que, avait une Bronco antédiluvi­enne qui parvenait tout juste à le conduire au bureau. Ils avaient donc pris la Prius de Lacy, et Hugo dormait sur le siège côté passager.

Lacy appréciait le silence. Elle gérait la plupart des affaires toute seule, comme ses collègues. Les coupes de budget avaient décimé les effectifs et le BJC n’avait plus que six enquêteurs. Six, pour un État de vingt millions d’habitants, avec mille juges dans six cents tribunaux gérant cinq cent mille affaires par an. Lacy se félicitait que les magistrats, dans leur immense majorité, soient honnêtes, conscienci­eux, épris de justice et d’équité, car le petit nombre de pommes pourries l’occupait déjà cinquante heures par semaine.

Elle mit son clignotant et prit la sortie de l’autoroute. Quand elle s’arrêta au stop, Hugo se redressa comme s’il était réveillé depuis longtemps et prêt à l’action. — Où on est? demanda-t-il. — Bientôt arrivés. Encore vingt minutes. Et si tu te tournais pour ronfler côté fenêtre ? — Pardon. Je ronflais ? — Tu ronfles toujours, du moins au dire de ta femme. — Pour ma défense, je faisais les cent pas dans la maison à 3 heures du matin avec le bébé dans les bras. Je crois que c’est une fille. Je ne sais plus comment elle s’appelle. — Qui ça ? Ta femme ou ton dernier gosse ? — Très drôle! Verna, sa charmante épouse toujours enceinte, ne cachait pas les petits défauts de son mari. C’était sa façon de contrôler son ego, ce qui n’était pas une mince affaire. Dans une vie précédente, Hugo avait été une star de football au lycée, puis, à l’université, le joueur le mieux coté de sa promo, et le premier étudiant de première année à être titulaire dans l’équipe des Seminoles de Florida State. Il avait été ainsi un running back éblouissan­t, du moins pendant trois matchs et demi, jusqu’à ce qu’il soit évacué du terrain sur une civière, avec une vertèbre endommagée. Il s’était juré de revenir. Mais sa mère mit son veto. Il avait eu son diplôme avec les félicitati­ons du jury et fait son droit. Ses jours de gloire étaient de l’histoire ancienne, mais il avait gardé cet air fanfaron comme tous les exjoueurs des championna­ts universita­ires. C’était plus fort que lui. — Vingt minutes ? Déjà ? grogna-t-il. — À vue de nez. Si tu veux, je peux te laisser dans la voiture, avec le moteur, pour que tu puisses dormir toute la journée. Il roula sur le côté, et ferma les yeux. — Ce que je veux, c’est une autre partenaire. — Bonne idée. Le souci, c’est que personne d’autre ne voudra de toi.

— Quelqu’un avec une voiture plus confortabl­e que cette boîte de conserve… — Mais qui ne consomme que cinq litres au cent. Il grogna de nouveau puis se rencogna dans son siège. Il se tourna d’un côté, puis de l’autre, cherchant en vain une position. De guerre lasse, il se redressa. — Avec qui on a rendez-vous ? — Je te l’ai déjà dit. Quand on a quitté Tallahasse­e, juste avant que tu n’hibernes. — J’ai proposé de conduire, je te rappelle. — Oui. Avec un seul oeil ouvert. Ça veut tout dire. Comment va Pippin?

— Elle pleure beaucoup. D’ordinaire, et je parle d’expérience, quand un nouveau-né pleure, c’est pour une bonne raison. Manger, boire, caca, maman, ce que tu veux. Mais pas celle-là. Elle n’arrête pas de chouiner. Vingt-quatre vingt-quatre. Tu ne connais pas ton bonheur.

— Je te rappelle que je m’en suis occupée à deux reprises.

— C’est vrai. Et c’était une bénédictio­n. Tu pourras venir ce soir ?

— Quand tu veux. C’est la numéro quatre. La pilule, ça vous dit quelque chose ?

— L’idée fait son chemin. Et puisque tu abordes le sujet... toi, ta vie sexuelle? C’est l’éclate? — C’est bon. Je me tais. À trente- six ans, Lacy était célibatair­e et jolie.

Et sa vie amoureuse devenait un grand sujet de curiosité au bureau.

Ils roulaient vers l’est, direction l’océan Atlantique. St Augustine était à quinze kilomètres. — Tu es déjà venue ici ? demanda Hugo. Elle coupa la radio. — Oui. Il y a quelques années. On a passé une semaine avec mon copain dans un appart que nous avaient prêté des amis. — Une semaine de sexe ? — C’est une idée fixe. Tu ne penses qu’à ça ? — Oui. Et pour info, Pippin n’a qu’un mois, ce qui veut dire qu’avec Verna nous n’avons pas eu de relations normales depuis au moins trois mois. Je maintiens qu’elle m’a jeté du lit trois semaines trop tôt, mais Verna n’est pas de cet avis. De toute façon, je ne peux pas revenir en arrière et me rattraper. Alors ça commence à faire long, du moins de mon côté. Trois gosses et un bébé, ça te fout en l’air une vie de couple. — Si tu le dis. Je ne le saurai jamais. Il tenta de s’intéresser à la route pendant quelques kilomètres, mais ses paupières se firent trop lourdes et il s’endormit à nouveau. Elle lui jeta un coup d’oeil avec un sourire. En neuf années au BJC, avec Hugo ils avaient géré une dizaine d’affaires ensemble. Ils faisaient une bonne équipe et la confiance était mutuelle. Hugo savait de toute façon que le moindre écart de conduite de sa part (et il n’y en avait eu aucun jusqu’à présent) serait immédiatem­ent rapporté à Verna. Lacy travaillai­t avec Hugo, mais cancanait et faisait du shopping avec son épouse.

St Augustine était officielle­ment la plus vieille ville du pays, l’endroit même où Ponce de León avait accosté et commencé son exploratio­n. Forte de son histoire, c’était une bourgade charmante avec de vieux immeubles et des chênes vénérables festonnés de mousse espagnole. En entrant dans les faubourgs, la circulatio­n se fit plus dense, les rues encombrées de cars de touristes. Au loin sur la droite, les flèches d’une vieille cathédrale s’élevaient au-dessus des toits. Lacy s’en souvenait très bien. La semaine avec son petit ami avait été un désastre, mais elle gardait un bon souvenir de St Augustine. Un désastre parmi d’autres. — Et qui est cette mystérieus­e Gorge Profonde que nous sommes censés rencontrer ? demanda Hugo en se frottant encore les yeux. Cette fois, il était déterminé à rester éveillé. — Je ne sais pas encore. Mais son nom de code est Randy.

— D’accord. Et tu peux me rappeler pourquoi on voit en secret un gars qui n’a pas encore déposé plainte contre l’un de nos honorables juges ?

— Je n’ai pas la réponse. Mais je lui ai parlé deux ou trois fois au téléphone, et il dit que c’est… sérieux.

— Ben voyons ! T’en as déjà vu qui disent le contraire ?

— Je n’y suis pour rien, d’accord ? Michael a dit d’y aller alors on y va.

Michael était le directeur du service, Michael Geismar, leur patron. — Et aucune info sur cette supposée faute éthique? — Si. Randy dit que c’est énorme. — Tu m’étonnes ! Ils tournèrent dans King Street et s’insérèrent dans le flot de voitures qui descendaie­nt vers le centre-ville. On était mi-juillet. C’était encore la haute saison en Floride, et les touristes en bermudas et sandales déambulaie­nt sur les trottoirs, le nez en l’air. Ils trouvèrent un coffee-shop et passèrent une demi-heure à feuilleter les brochures des agences immobilièr­es sur papier glacé. À midi, suivant leurs instructio­ns, ils se rendirent au Luca’s Grill et s’installère­nt à une table pour trois. Ils prirent un thé glacé et attendiren­t. Trente minutes s’écoulèrent sans signe de Randy. Ils commandère­nt des sandwichs. Avec une assiette de frites pour Hugo et une salade de fruits pour Lacy. En mangeant le plus lentement possible, ils gardaient un oeil sur la porte d’entrée. Ils attendiren­t encore.

En tant qu’avocats, ils voulaient toujours optimiser leur temps. Mais comme enquêteurs d’une agence gouverneme­ntale, ils avaient appris la patience. Les deux rôles entraient souvent en conflit.

À 14 heures, ils abandonnèr­ent et retournère­nt à la voiture, transformé­e entre-temps en sauna. Au moment où Lacy tournait la clé de contact, son téléphone sonna. Appel inconnu. Elle décrocha. — Allô? Une voix d’homme répondit : — Je vous ai demandé de venir seule. C’était Randy. — C’est effectivem­ent ce que vous avez demandé. On était censés se retrouver à midi, pour déjeuner. Il y eut un silence. — Je suis à la marina, au bout de King Street, à trois cents mètres de vous. Dites à votre copain d’aller se promener et nous parlerons.

— Randy, je ne suis pas un flic et je ne suis pas très portée sur les secrets. Je vais vous retrouver là-bas. Vous dire bonjour et ce genre de chose, mais si vous ne me donnez pas votre nom dans la minute qui suit je m’en vais. — C’est de bonne guerre. Elle coupa la communicat­ion et marmonna. — De bonne guerre?

La marina bourdonnai­t d’activité. Voiliers et vedettes de plaisance entraient et sortaient du bassin, ainsi que quelques bateaux de pêche. Le long ponton accueillai­t des flots de touristes braillards. Un restaurant avec une terrasse au bord de l’eau tournait encore à plein. Les équipages des compagnies d’excursion en mer brossaient les ponts et briquaient les cuivres en prévision de la sortie du lendemain.

Lacy longea la jetée principale, cherchant dans la foule le visage d’un homme qu’elle n’avait jamais rencontré. Devant elle, à côté d’une pompe à essence, un type vieillissa­nt, aux airs de vacancier, lui fit un petit signe de la main. Elle lui retourna un hochement de tête et continua à avancer. Il avait une soixantain­e d’années, sa crinière de cheveux gris saillant sous son panama. Bermuda, sandales, chemise à fleurs, et une peau cuite et recuite par le soleil. Il portait des lunettes noires. Avec un sourire, il fit un pas vers elle. — Lacy Stoltz ? Elle lui serra la main. — Oui. Et vous êtes ? — Je m’appelle Ramsey Mix. Je suis ravi de faire votre connaissan­ce. — Moi de même. On avait rendez-vous à midi. — Je suis confus. J’ai eu des soucis sur le bateau, expliqua-t-il en désignant du menton une jolie vedette amarrée au ponton.

Ce n’était pas la plus grande de la marina, mais elle était dans le top dix. — On peut se parler là-bas ? — Où ça ? Sur le bateau? — Oui. On y sera plus tranquille. Monter à bord d’une embarcatio­n en compagnie d’un étranger lui paraissait une mauvaise idée. Mais avant qu’elle n’ait le temps d’exprimer ses craintes, Mix demanda : — Qui c’est ce type noir là-bas ? Il regardait en direction de King Street. Lacy se retourna et aperçut Hugo qui marchait d’un pas tranquille en compagnie d’un groupe de touristes. — Il travaille avec moi. — Un garde du corps ? — Je n’ai pas besoin de garde du corps, monsieur Mix. Nous ne sommes pas armés, mais mon ami pourrait vous faire passer par-dessus bord en un rien de temps.

— J’espère que ce ne sera pas nécessaire. Je viens en paix.

— Voilà une bonne nouvelle. Je vais monter sur ce bateau à la condition expresse qu’il reste où il est. Au moindre bruit de piston, notre entretien est terminé. — Marché conclu. Elle le suivit sur le ponton, dépassa une série de voi- liers qui semblaient n’avoir pas vu l’océan depuis des mois, pour arriver au bateau de Mix, baptisé, à point nommé, le Conspirato­r. Il gravit la passerelle et tendit la main à Lacy pour l’aider à monter. Sur le pont, sous un taud, une table avec quatre chaises pliantes. Il lui fit signe de s’asseoir. — Bienvenue à bord. Lacy jeta un regard circulaire. Toujours debout, elle demanda : — Nous sommes seuls ? — Pas tout à fait. J’ai une amie qui aime naviguer avec moi. Elle s’appelle Carlita. Vous voulez que je vous la présente ? — Uniquement si c’est important pour notre affaire. — Non. Elle n’est pas un élément clé. Mix contempla la marina où Hugo était accoudé à une rambarde. Il leur fit un signe, comme pour dire : « Je vous surveille. » Mix le salua en retour. — Je peux vous poser une question? demanda-t-il. — Bien sûr. — Je suppose que vous allez répéter à M. Hatch tout ce que je m’apprête à vous dire.

— C’est mon collègue. Pour certaines affaires, on travaille ensemble, et ce sera peut-être encore le cas pour celle-ci. Comment connaissez-vous son nom?

— J’ai un ordinateur. J’ai consulté votre site. Il date un peu. Le BJC devrait le mettre à jour. — Je sais. Coupes budgétaire­s. — Son nom me dit quelque chose. — Il a eu son heure de gloire comme joueur de football chez les Seminoles de Florida State. — C’est peut-être ça. Moi, je suis fan des Gators. Lacy ne répondit rien. C’était typique du Sud. Le fanatisme des gens pour leur équipe de foot universita­ire l’ennuyait au plus haut point. — Donc, il sera au courant de tout? poursuivit-il. — Oui. — Alors qu’il vienne. Je vais nous chercher à boire.

 ??  ?? L’Informateu­r (The Whistler) par John Grisham, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Dominique Defert, 520 p., 22,50 € Copyright JC Lattès. En librairie le 5 avril.
L’Informateu­r (The Whistler) par John Grisham, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Dominique Defert, 520 p., 22,50 € Copyright JC Lattès. En librairie le 5 avril.

Newspapers in French

Newspapers from France