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ENTRETIEN MICHAEL CONNELLY

« Ça ne sert à rien d’écrire si ce n’est pour donner un sens plus élevé à l’expérience humaine »

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LE LIVRE Michael Connelly est un géant. Par la carrure d’abord, statue impassible aux larges épaules taillées dans le roc. Par la carrière ensuite : vingt-cinq ans et une trentaine de livres publiés, qui l’ont très tôt propulsé parmi les ténors du polar américain, aux côtés de James Ellroy, Harlan Coben et autre Dennis Lehane. Car à la quantité s’est ajoutée une qualité rarement mise en défaut au fil des ans. Dans son nouveau livre,

Jusqu’à l’impensable, Connelly met une fois encore en scène ses deux héros fétiches, l’inspecteur désormais à la retraite Harry Bosch et son demi-frère, Mickey Haller, avocat de la défense. Ce dernier a justement besoin des talents de Bosch pour disculper un homme accusé du meurtre sauvage de la directrice adjointe des services municipaux de West Hollywood. Les preuves contre lui sont accablante­s, mais un petit détail pourrait tout faire basculer… Placé dans une position inédite, face à ses anciens collègues, Bosch devra aller à l’encontre de ses principes pour ré- soudre cette affaire, qui voit bientôt les cadavres s’empiler dans un Los Angeles plus dangereux que jamais. Los Angeles, Michael Connelly s’y est installé il y a une trentaine d’années, après avoir passé sa jeunesse en Floride. Pour rejoindre l’auteur du Poète chez lui, il faut s’aventurer au nord de Sunset Boulevard et grimper le long des « Bird Streets », ce tortueux quartier à flanc de colline où nichent désormais de nombreuses stars de Hollywood. On les comprend sans mal : la vue sur la Cité des Anges y est imprenable, balayant l’espace de Downtown jusqu’à l’océan. Depuis sa vaste terrasse, Michael Connelly peut ainsi veiller sur cette ville géante dont il ne cesse de traquer le destin fiévreux – et ainsi celui d’une Amérique désormais sous la coupe d’un président imprévisib­le. Conversati­on au grand air avec un écrivain aux soixante millions de livres vendus, qui nous livre quelques-uns de ses secrets de fabricatio­n, et esquisse déjà l’avenir de sa série, entre continuité et quête de nouveaux défis.

Dans vos romans, on sait rarement à quoi ressemblen­t vos personnage­s. En revanche, on sait toujours où ils sont et ce qu’ils font. Pourquoi une telle précision?

Michael Connelly. Mes personnage­s appartienn­ent à la fiction, ils n’existent pas. Mais je veux que le lecteur puisse entrer en connexion avec eux. Le meilleur moyen pour moi, c’est de les faire évoluer dans un monde le plus réaliste possible : je veux que les rues soient vraies, les restaurant­s, les bars, mais aussi la bureaucrat­ie, les mécanismes politiques, tout ce qui fait notre quotidien. Parce que cet univers sera réaliste, je pourrai donner une forme de réalité à mes personnage­s. Et Los Angeles est une ville qui permet cela : elle offre une vaste palette de mondes disparates – les plaines, les collines, l’océan, le désert… –, et cette géographie se retrouve dans sa diversité sociale. C’est un terreau impitoyabl­e certes, mais surtout formidable pour un écrivain.

Pourquoi Los Angeles reste-t-elle la capitale du polar selon vous?

La plupart des habitants – et j’y compte Dennis Lehane ou moi-même – ne sont pas nés à Los Angeles : ils sont venus y réaliser un rêve. Je n’arrivais pas à écrire en Floride et je pensais que ce serait plus facile ici. Mais je fais partie des rares élus qui ont vu leur rêve se réaliser. La ville est faite ainsi, de ceux qui ont réussi et de ceux qui ont échoué, et cela crée des frictions, un monde singulier où vous sentez que tout peut arriver, et où il vaut mieux regarder parfois derrière son épaule. C’est ce sentiment unique qui a inspiré tant d’auteurs, en particulie­r des auteurs de polar – Raymond Chandler, Joseph Wam - baugh, Ross Macdonald… C’est grâce à eux que j’ai découvert la ville. Je n’y ai pas mis les pieds avant l’âge de 30 ans, mais c’est la lecture de leurs textes qui m’a aimanté vers elle.

Comment la littératur­e est-elle entrée dans votre vie?

Ma mère lisait énormément de polars et m’en passait régulièrem­ent. J’étais aussi un habitué de la bibliothèq­ue locale : dans ma ville poisseuse de Floride, c’était un bon endroit pour jouir de la climatisat­ion! J’en ai profité pour dévorer d’autres livres, Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur de Harper Lee notamment, qui a eu une profonde influence sur moi. Mon père, lui, ne lisait pas, mais avait une âme d’artiste. Il peignait, il dessinait. Avec un peu de chance, j’ai hérité de mes deux parents.

Quand avez-vous pensé devenir écrivain?

A l’âge de 19 ans, alors que je commençais des études d’ingénieur, j’ai vu Le Privé, une adaptation du roman The Long Goodbye de Raymond Chandler. Ça a été un choc pour moi. Il y avait bien sûr une énigme policière à résoudre, mais le coeur de l’oeuvre était ailleurs, dans la des- cription d’un monde à la fois cynique et optimiste. Dans les semaines qui ont suivi, j’ai lu tous les romans de Chandler. Et j’ai su que je voulais à mon tour prendre sa suite et écrire des polars.

Vous avez étudié alors auprès du regretté Harry Crews. Que vous a-t-il appris?

Je ne suis pas certain qu’on puisse apprendre à quelqu’un à écrire – je fais plutôt confiance pour cela à la lecture des maîtres. Mais Harry a instillé autre chose chez moi : une éthique de travail. Pour lui, il ne servait à rien de dire qu’on était écrivain, il fallait simplement écrire, tous les jours, même un quart d’heure. C’est suffisant pour vous maintenir dans l’histoire. Harry Crews est surtout le premier véritable écrivain que j’ai connu. Il avait un magnétisme rare et un tempéramen­t de feu. Je découvrira­i plus tard que tous les écrivains ne lui ressemblen­t pas, mais il est certain qu’il a eu une profonde influence sur moi.

Pourquoi avoir attendu d’avoir 36 ans pour publier votre premier roman, Les Egouts de Los Angeles?

Mon père m’a conseillé de devenir journalist­e, pour avoir un gagne-pain bien sûr, mais aussi pour m’habituer à écrire tous les jours. Et j’ai beaucoup aimé ces années de journalism­e. J’y ai appris l’économie de mots, le rythme, la singularit­é de chaque phrase. Lorsque vous écrivez un roman, vous avez toute la place que vous désirez, et certains auteurs se laissent aller à déborder. Je n’ai pas ce problème, et à bien des égards j’écris toujours comme un journalist­e. Je crois aussi que je n’étais pas prêt avant d’atteindre cet âge. J’ai écrit deux romans au cours de ma vingtaine, qui sont restés au fond d’un tiroir et que je n’ai jamais fait lire à personne. Ils n’étaient pas bons car ils manquaient d’un élément essentiel : la profondeur de caractère des personnage­s principaux. Les histoires n’étaient pas si mal, on suivait la résolution de crimes en Floride, mais le détective que j’avais inventé était vraiment inintéress­ant au possible. On ne sentait pas en lui la part de ténèbres qu’un tel job suscite forcément. C’est facile à dire aujourd’hui, mais je crois que j’ai eu besoin d’écrire ces deux romans pour comprendre ce qui manquait et pour finalement réussir à donner de l’épaisseur à mes textes.

Comment est né le personnage de Harry Bosch?

Au lycée, je suivais de près tout ce qui tournait autour de la guerre du Vietnam, car, si elle avait continué plus longtemps, j’aurais été conscrit à mon tour. Ça m’a beaucoup marqué, et lorsque j’ai créé Bosch, je lui ai donné six ans de plus que moi pour en faire un vétéran. J’ai toujours aimé les séries dans le polar, alors j’avais dans l’idée de créer un personnage d’enquêteur que je pouvais être amené à réutiliser. Je lui ai donné le passé de James Ellroy par exemple, avec une mère assassinée, en me disant que si j’étais chanceux, je pourrais y revenir dans un livre ultérieur. Je pensais que cette intrigue, celle du Dernier Coyote, serait le second livre de la série, mais mon éditeur m’a convaincu de la repousser à plus tard. J’ai compris à ce moment-là que Harry et moi allions faire un bout de chemin ensemble. Mais je n’imaginais pas qu’il serait encore là vingt-cinq ans plus tard! Et pourtant, j’ai déjà abandonné quelques personnage­s au bord de la route au fil des années. Si je continue à écrire sur Bosch, ce n’est

Je peux écrire à peu près ce que je veux, mais ça ne sert à rien s’il n’y a pas de défi à relever

pas par simple habitude, mais parce que je sens que j’ai encore des choses à dire à son sujet.

Pourquoi l’avoir baptisé du nom d’un peintre hollandais?

J’étais obsédé par Bosch quand j’étais étudiant. J’essayais de comprendre ses toiles, je pouvais passer des heures à les regarder et à en dégager un sens nouveau, selon l’angle choisi. Des années plus tard, quand j’ai créé ce personnage d’enquêteur, j’avais dans l’idée qu’il serait expert dans l’art de déchiffrer une scène de crime, à la façon d’un Sherlock Holmes. Il aurait été capable de la regarder comme une toile et de comprendre ce qui s’était passé. Une scène de crime renvoie au bien et au mal, à la mort et au chaos, et cela m’a ramené à Bosch. Mais quand j’ai choisi ce nom, au début des années 1990, peu d’Américains connaissai­ent son oeuvre ! J’espère qu’au moins de ce côté-là les choses ont changé…

Quel genre d’homme Harry Bosch est-il devenu après vingt-cinq ans d’enquêtes?

Au début, Bosch voyait la vie en noir et blanc. Côtoyer les souffrance­s qu’a connues la ville au cours du quart de siècle passé a pu le mener au bord de l’abîme. Mais l’expérience lui a appris à gommer ces aspérités, à être plus optimiste, moins cynique. Devenir père a été crucial pour lui : ça l’a sauvé, et je crois que ça a aussi sauvé la série. Dans les premiers livres, Bosch n’avait pour moi vocation qu’à attraper les méchants. Aujourd’hui, il est davantage capable de saisir les motivation­s humaines, de comprendre ce qui pousse un homme à mal agir. L’âge aidant, on ne cherche plus des coupables, mais des réponses.

Pourquoi avoir parfois délaissé Bosch pour créer d’autres personnage­s principaux?

Pas par ennui en tout cas. J’ai toujours hâte de le retrouver pour un nouveau roman. Mais j’ai aussi senti que je ne pouvais pas consacrer toute ma carrière à ce seul personnage. Je voulais explorer d’autres points de vue sur la ville, d’autres approches du système judiciaire. D’autres expérience­s humaines – j’ai même donné la parole à une criminelle dans La lune était noire ! Certains restent, d’autres sont abandonnés. Il faut les aimer, vos personnage­s, pour accepter de passer onze mois à leurs côtés ! Mickey Haller par exemple me tient à coeur, car il incarne un peu le revers de la médaille de Bosch : en travaillan­t comme avocat de la défense, il m’offre une perspectiv­e inédite sur le monde criminel.

Etes-vous en quête de nouveaux défis narratifs pour éviter la répétition et l’ennui?

Vous savez, je suis un écrivain très chanceux : j’ai beaucoup de succès, je peux écrire à peu près ce que je veux, mais ça ne sert à rien s’il n’y a pas de défi à relever. Ecrire une histoire de Bosch, c’est assez facile sur le papier : dès la première page, tous les lecteurs sont de son côté, ils souhaitent qu’il résolve le crime. Avec Mickey Haller, c’est plus compliqué : comment puis-je m’attacher à ce type qui essaie de faire acquitter des criminels ? Il faut passionner le lecteur par ses talents, par son regard sur les biais de notre système judiciaire, pour qu’au bout de quelques dizaines de pages il accepte de monter à l’arrière de sa Lincoln et qu’il souhaite le voir triompher. C’est un challenge pour moi – et c’est sans doute pourquoi j’y trouve le plus grand accompliss­ement.

Vos romans sont truffés de longs passages quasi documentai­res sur le fonctionne­ment des casinos, des cercles de prostituti­on, ou encore de l’économie du porno dans Est-ce le journalist­e qui s’exprime alors?

J’ai abandonné le journalism­e il y a vingt et un ans, mais je crois qu’au fond de moi j’ai toujours gardé la vocation. J’écris sur ce qui m’intéresse, j’aime rencontrer des experts qui m’expliquent les choses et qui me permettent de mieux comprendre comment le monde tourne. C’est ce qui s’est passé avec Mickey Haller : vous pensez savoir comment la constituti­on garantit la justice dans votre pays, mais un petit tour à l’arrière de sa Lincoln va vous en dévoiler les véritables rouages. Et pour écrire un Mickey Haller, je fais énormément de recherches auprès d’avocats et de juristes. Le truc, c’est d’arriver ensuite à restituer ces informatio­ns, sans jamais être ennuyeux. C’est le genre de défi qui me plaît beaucoup.

Comment garder le désir d’écrire après vingt-cinq ans de carrière?

Je ne me sens pas bien si je n’ai rien à écrire. Je ne termine jamais un roman sans savoir ce que je vais écrire ensuite. Mais ça ne veut pas dire pour autant que c’est un chemin sans histoire. Si vous ne vous imposez pas des défis, vous allez vite sombrer. Quand j’ai écrit mon cinquième livre, Le Poète, c’était la première fois que j’essayais une narration à la première personne. Ça n’a l’air de rien dit comme ça, mais pour moi cela signifiait que je ne pouvais pas tricher, qu’il fallait vraiment que le lecteur sente la voix, la profondeur du personnage. Avec Bosch, je pouvais me permettre davantage de distance.

Encore aujourd’hui, je cherche de nouveaux défis. Je viens de terminer un roman dont l’héroïne est une femme détective par exemple. Elle travaille presque seule, je n’ai donc pas mes béquilles habituelle­s. Même après trente livres, c’est quelque chose de nouveau pour moi.

Qu’est-ce qui vient en premier quand vous commencez un roman?

La plupart du temps, j’ai l’ébauche d’une intrigue, souvent glanée en écoutant des histoires de flics. Ces histoires, ce ne sont pas forcément des affaires rocamboles­ques, mais plutôt un décor assez singulier pour que je puisse y glisser mes personnage­s. Il faut que ce décor soit neuf pour le lecteur, neuf pour mes personnage­s, mais aussi qu’il me permette d’explorer quelque chose d’inédit à leur sujet. Ensuite, je n’ai pas pour habitude de faire un plan, je commence simplement avec l’idée du début et de la fin du livre. Encore que, c’est en train de changer depuis qu’on a lancé l’adaptation à la télévision de Bosch. Les équipes ont tellement l’habitude de tout planifier à l’avance que je commence à voir les bienfaits d’une telle préparatio­n : je travaille maintenant le découpage en séquences, le rythme, l’évo- lution des personnage­s. Bientôt, je commencera­i à faire des fiches accrochées au mur! En tout cas, c’est l’intrigue qui constitue la charpente du premier jet. Je l’écris très vite. Ensuite, je réécris beaucoup, et c’est à ce moment-là que les personnage­s prennent de la chair. Je reprends chaque chapitre, et j’ajoute deux ou trois pages, principale­ment des dialogues.

Qu’est-ce qui fait exister les personnage­s à vos yeux?

Je suis toujours en quête d’une forme de férocité, d’acharnemen­t – sans doute car ce sont des traits de caractère que j’aime chez les gens. C’est le cas pour Renée Ballard, ma nouvelle héroïne : je l’apprécie car elle doit se battre pour exister dans un monde d’hommes.

L’intrigue peut-elle évoluer au cours de la rédaction?

C’est possible, oui, parfois je change de coupable en cours de route – c’est ce qui s’est passé pour le roman que j’ai fini la semaine dernière. Rien n’est gravé dans le marbre, ce qui compte c’est que l’histoire progresse. L’unité importante, pour moi, c’est le chapitre. Il faut que chacun d’entre eux livre des informatio­ns nou- velles sur les personnage­s. Et il faut qu’à la fin du chapitre, le lecteur se demande : « Que va- t- il se passer ensuite ? » S’il pense savoir, alors c’est que j’ai raté mon coup, et que le suspense que j’ai essayé de bâtir ne tient pas la route.

A quoi ressemble votre journée d’écriture?

Elle commence par une bonne nuit ! Je crois qu’une grande part de la magie de l’écriture tient à ce qui se passe durant votre sommeil. Je suis si impliqué dans mes histoires que je passe mon temps à les ruminer, jusqu’à devenir assez désagréabl­e pour mon entourage. Mais cette rumination est utile, je me réveille souvent au milieu de la nuit en me disant : « Ça y est, je sais ce qu’il faut écrire ensuite. » Est-ce que ça naît d’un rêve? D’un esprit en repos? Je l’ignore. Toujours est-il que j’aime me mettre à écrire à ce moment-là, au coeur de la nuit, quand il fait encore noir dehors et que tout le monde dort. Je sors mon portable, j’essaye de ne pas réveiller ma femme, et je commence par relire et corriger ce que j’ai écrit la veille pendant une ou deux heures. Quand le matin arrive et que les gens se lèvent, je rejoins alors mon bureau pour écrire la suite.

Avez-vous besoin d’un cadre particulie­r pour écrire?

Plus jeune, quand j’étais encore journalist­e, j’écrivais essentiell­ement la nuit. Je pensais que c’était nécessaire pour moi, de sentir la nuit m’envelopper. Ça avait marché pour les deux premiers romans, pourquoi ne pas continuer ? Alors je m’étais créé un bureau avec des rideaux épais, où je ne pouvais pas savoir si on était le jour ou la nuit. J’avais la même lampe pour m’éclairer, je l’ai encore vingtcinq ans après, et j’étais plein de superstiti­ons. Et puis j’ai eu du succès, j’ai été amené à faire le tour du monde pour promouvoir mes livres. Je ne pouvais pas emporter ma lampe ou mes rideaux avec moi ! J’en suis revenu à mes réflexes de journalist­e : écrire partout où vous vous trouvez. Mais je reconnais que mon bureau actuel me convient bien. Ça peut paraître un luxe d’avoir une telle vue, mais c’est vrai qu’elle me met dans la peau du personnage. Dans la série, Bosch habite un peu au-dessus, sur la même colline. C’est un gardien, qui surveille et protège sa ville. C’est un costume que j’aime endosser.

La musique est essentiell­e dans vos livres. Est-ce que vous en écoutez aussi au moment d’écrire?

Par le passé, j’avais besoin d’écouter de la musique pour écrire. C’est de moins en moins vrai – on en revient à l’abandon progressif de mes superstiti­ons de jeunesse. Mais, dans mon bureau, je garde une belle collection de vinyles, du jazz essentiell­ement. Il y a dans le jazz une part d’improvisat­ion qui colle bien à ma propre manière d’écrire. Quand j’écoute Keith Jarrett au piano, je sens bien qu’il va là où la musique le guide. Cela traduit une forme de liberté que j’essaye moimême de conserver.

Avez-vous une discipline d’écriture particuliè­re?

Au début d’un roman, tout va bien. Tout ce que vous voulez, c’est faire progresser l’intrigue – et parfois une seule phrase suffit à votre bonheur. Ça peut être une bonne conversati­on, la révélation d’un indice, tout ce qui vous donne le sentiment d’avancer. Et puis au fur et à mesure, un rythme s’installe, vous écrivez de plus en plus. Je promets à mon éditeur un texte au début de chaque mois de juillet. Alors vient toujours un moment où je commence à regarder le calendrier : si je tiens ce rythme, est-ce que je vais rendre mon livre à l’heure ? A l’exigence de qualité s’ajoute alors celle de la quantité. Je dois accélérer pour venir à bout du livre. Et une fois mis le point final, je relis l’ensemble, un stylo à la main, pour traquer les passages qui pourraient être améliorés.

Le style est-il important pour vous?

La qualité de la prose, c’est ce à quoi je veille le plus lors de la dernière relecture du roman. En particulie­r pour les dialogues : est-ce que les gens parlent vraiment ainsi ? J’aime par exemple que les gens s’expriment par demi-phrases, sans toujours aller au bout de leurs intentions. Ecoutez les disputes autour de vous, vous verrez qu’on ne finit jamais vraiment nos phrases !

Quand savez-vous que le texte est bon, qu’il n’y a plus rien à corriger?

Je pourrais vous dire que je ne le sais jamais. Mais j’ai pas mal d’expérience avec mes éditeurs, donc je sais que leur lecture, leurs suggestion­s me permettron­t d’améliorer encore le texte. Je n’attends pas le moment où je jugerais le texte parfait, mais celui où leur avis sera encore le meilleur moyen de progresser. Ma femme est ma première lectrice. Elle n’aime pas franchemen­t le polar, donc je sais qu’elle gardera un regard distant sur l’intrigue, et se concentrer­a sur la continuité des personnage­s. Quand j’écris un Bosch, j’ai aussi trois détectives du LAPD [Los Angeles Police Department] qui m’aident constammen­t : je leur envoie des textos pendant la rédaction du livre pour vérifier des détails ou connaître leurs réactions à telle ou telle situation, puis je leur confie le manuscrit entier à relire et à corriger. Idem pour Mickey Haller, avec deux avocats de la défense. Ils assurent pour moi le réalisme de la série, jusque dans les dialogues.

Souffrez-vous parfois du syndrome de la page blanche?

Jamais. Le journalism­e m’a appris à savoir écrire tous les jours, y compris ceux où l’inspiratio­n ne vient pas. Ça ne veut pas dire pour autant que je ne doute jamais. Pour moi, le fait de savoir écrire est quelque chose d’assez magique. Bien sûr, je suis allé à l’école, j’ai appris des techniques d’écriture. Mais je crois aussi que l’écriture est un don qui peut vous quitter du jour au lendemain. Elmore Leonard a écrit de grands livres jusqu’à plus de 80 ans. Moi, j’ai le sentiment que je n’y arriverai pas. Je ne saurai pas pourquoi ce don m’aura quitté ni comment le retrouver, j’espère simplement être assez lucide pour m’en apercevoir et ne pas m’acharner sur un livre qui serait très mauvais. J’ai déjà eu la chance d’écrire trente romans – Raymond Chandler n’en a fini que sept. Donc si ça doit s’achever, tant pis, j’irai jouer au golf !

Dans Jusqu’à l’impensable, Mickey confie à Bosch : « Je suis pas sûr que tu sois vraiment fait pour la retraite »…

Je crois que moi, je le suis ! Vous savez, je chéris le don de l’écriture, et je ne me suis jamais économisé. Je ne prends quasiment jamais de vacances, je ne passe pas un mois sans écrire, je commence

un nouveau livre le lendemain du jour où j’en ai bouclé un autre. Et je crois que cette suractivit­é vient du caractère éphémère de ce don. J’en profite, jusqu’au jour où je ne pourrai plus le faire.

Qu’avez-vous appris en vingt-cinq ans d’écriture?

J’ai gagné en confiance au fil des années. Plus jeune, je me demandais souvent ce que le public ou mes éditeurs allaient penser de telle idée ou de tel passage. Beaucoup moins aujourd’hui. Ça ne veut pas dire que je me fiche de l’opinion du lecteur, simplement que j’ai davantage confiance en mes moyens. Et je crois que ça se traduit dans mes livres les plus récents. Certains écrivains déclinent avec les années. J’espère – et je crois – que je suis devenu meilleur. Je suis convaincu que mon dernier livre, The Wrong Side of Goodbye, est le meilleur que j’ai écrit depuis longtemps. On en revient à ce don un peu mystique qui peut vous quitter. Le jour où j’aurai le sentiment d’être moins bon, je veux pouvoir dire stop. Mes éditeurs accepteron­t toujours mes livres, ils sauront comment les vendre, si mauvais soient-ils. Moi, je refuse d’avoir un navet sur mon CV.

Dans le monde de Harry Bosch, il existe une adaptation au cinéma de La Défense

Lincoln avec Matthew McConaughe­y. Cela signifie-t-il qu’il existe dans ce monde un écrivain du nom de Michael Connelly?

C’est amusant que vous me demandiez cela : il y a quelques années, j’avais écrit une petite nouvelle où je m’imaginais dans un restaurant en train d’interviewe­r Bosch ! J’aime casser ces murs entre réalité et fiction. Dans le livre que je viens de finir, la victime est une actrice qui a joué un rôle dans la série Bosch. C’est un petit jeu avec le lecteur, qui contribue à rendre le monde de Bosch réel.

Et ce personnage de Michael Connelly, allez-vous un jour écrire sur lui?

Non, c’est peu probable ! Ma vie n’est pas très intéressan­te, vous savez. Je passe mon temps avec des flics, j’écoute leurs histoires et j’essaye d’en dégager un sens, des personnage­s, une matière romanesque qui rende hommage à la noblesse de leur travail. Ça, c’est intéressan­t. Moi, je ne suis qu’un scribouill­ard seul dans son bureau. Qui aurait envie de lire un livre sur ce type ?

Qu’espérez-vous déclencher alors chez votre lecteur?

Je veux qu’il hoche la tête, sans s’en rendre compte. Je n’ai jamais résolu un meurtre de ma vie, mais je suis en phase avec ce détective nommé Bosch. Son regard sur le monde, c’est le mien, son idéal de justice aussi. « Tout le monde compte, ou personne ne compte », c’est sa devise, et c’est ce que je souhaite que les gens pensent en lisant mes livres.

Qu’est-ce que l’écriture vous a apporté, à vous?

Un lien au monde. La chance et le succès me conduisent aujourd’hui à rencontrer beaucoup de gens, qui viennent me voir en librairie ou me reconnaiss­ent dans l’avion. Ça fait du bien à l’ego, c’est sûr, mais ça me montre surtout combien une bonne histoire peut connecter deux humains d’une façon totalement singulière. Il y a une quinzaine d’années, j’étais en France pour la promotion d’un de mes livres, et une lectrice a fondu en larmes devant moi : elle avait peur que Bosch un jour disparaiss­e. Il y avait un océan entre nous, des milliers de kilomètres, la barrière de la langue, mais le pouvoir de la littératur­e avait annulé tout cela pour nous rapprocher. Je trouve toujours ça épatant.

En 1994, le président Clinton avait contribué au lancement de votre carrière en louant les qualités de La Blonde en béton. Attendez-vous pareil éloge du nouveau locataire de la Maison-Blanche?

Notre nouveau président, hélas, ne lit pas de livres. Il passe ses nuits devant la télé, à tweeter. Même ses livres, il ne les a pas écrits !

L’élection de Donald Trump va-t-elle avoir une influence sur vos romans?

Certaineme­nt. Primo car le polar vous permet de réagir à l’actualité et secundo

Le polar est un genre qui offre un regard singulier sur le monde

parce que j’écris vite, au moins un livre par an. Donc je peux déjà vous dire qu’il est fait mention de Trump dans mon prochain livre, qui paraîtra début juillet ici. Mais il faut être subtil quand vous traitez de questions politiques, vous ne pouvez pas y aller avec un marteau. Elles doivent être incarnées dans des personnage­s, se glisser dans la narration. C’est aussi pour cela que le polar est si important selon moi : plus qu’une énigme à résoudre, c’est un genre qui offre un regard singulier sur le monde dans lequel nous vivons. Et c’est mon rôle, je crois, en tant qu’écrivain, de donner mon avis sur ce que nous traversons, et sur ce qui nous attend dans le futur.

A quoi ressemble l’Amérique de Trump selon vous?

L’Amérique n’a pas attendu Trump pour être divisée, mais ces divisions sont aujourd’hui plus fortes que jamais. Désormais il faut faire attention à là où vous mettez les pieds. Par le passé, vous pouviez toujours parler de politique, rigoler, avoir des débats animés. Ce n’est plus possible aujourd’hui. Un désaccord, et vous vous ferez un ennemi pour la vie. Dans The Wrong Side of Goodbye, qui a paru une semaine avant l’élection, Bosch méditait sur la bêtise des murs qui n’ont jamais empêché quiconque de désirer une vie meilleure. J’ai eu des tonnes de courriers assassins pour ce passage, des lecteurs me disant qu’ils n’ouvriraien­t plus jamais un livre de moi. Il n’était pourtant pas absurde, connaissan­t Bosch, qu’il ait ce genre de réflexions. Mais le pays est dans un tel état aujourd’hui que le ridicule et la violence l’emportent.

Le polar est-il le genre idéal pour capturer ce moment de l’histoire américaine?

Peut-être. Ce qui est certain, c’est que le crime est un fait si important dans la société américaine qu’il serait illusoire de vouloir écrire un grand livre qui n’en parlerait pas. J’aimerais qu’il en soit autrement, mais c’est comme ça. Regardez cette ville sous nos yeux : dix millions d’habitants, et aucune histoire à raconter qui ne transpire pas la peur et le sang.

Comment faites-vous pour supporter cette violence, dont vous êtes témoin depuis tant d’années?

Je la supporte grâce aux détectives que je côtoie. Je ne peux qu’admirer leur dévouement, leur volonté de dégager du sens dans ce chaos qu’est leur quotidien. Lorsque je les écoute, au petit déjeuner, me parler d’un crime horrible, je me concentre moins sur la victime que sur leur acharnemen­t à trouver le coupable. Je pourrais rester hanté par ces crimes si je ne les couchais pas sur le papier. Avec l’écriture, j’arrive au contraire à en dégager une forme d’inspiratio­n : Bosch traquera les assassins et ne se reposera pas tant qu’il n’aura pas fait triompher la justice.

Vous croyez en l’idée de justice?

Oui, comme tout le monde j’imagine. Disons que je crois au concept philosophi­que de la justice. Bien sûr, notre système a des défauts, et il est très rare que la justice soit rendue de manière pure et parfaite. Mais il ne faut pas se résigner. Quand j’étais journalist­e, je gardais les dossiers des affaires non élucidées, au cas où de nouvelles pistes arriveraie­nt. Quand j’ai quitté ce métier, j’avais trois armoires pleines… Certains de mes romans m’ont permis de résoudre ces cas, par la fiction. A Los Angeles, seuls 70 % des crimes sont élucidés. Cela signifie que trois meurtriers sur dix courent toujours. Grâce au roman, vous avez le droit de les arrêter.

Quelle est la responsabi­lité de l’écrivain?

Ça ne sert à rien d’écrire si vous n’essayez pas de donner un sens plus élevé à l’expérience humaine. C’est comme cela que Raymond Chandler m’a inspiré : j’avais lu des dizaines d’autres polars très divertissa­nts avant les siens, mais Chandler parlait d’autre chose. Il parlait de sa ville, avec une forme d’espoir inédite. C’est comme un manège de chevaux de bois : la queue du Mickey peut vous échapper, mais il faut essayer de l’attraper à chacun de vos tours. C’est ce que je cherche à perpétuer dans mes romans, une approche la plus réaliste possible, mais qui n’oublie jamais d’exalter le sens de la justice. Quand on écrit, seul dans son bureau, on ne fait qu’agencer les pièces d’un puzzle. Mais je veux croire que sur ce puzzle apparaît le reflet d’une société plus désirable, une société à laquelle nous devons aspirer.

Etes-vous devenu, comme Bosch, plus optimiste avec les années?

Je le crois, oui. Nous avons eu des filles en même temps, et ça peut paraître cliché, mais j’estime que vous ne pouvez pas vous résoudre au cynisme quand vous savez que vous allez transmettr­e ce monde à quelqu’un. Bosch est un modèle pour moi. Je voudrais qu’on écrive sa devise sur ma tombe, « tout le monde compte ou personne ne compte ». Le clochard et le millionnai­re en haut de cette colline ont droit à la même attention, à la même justice. Harry lui-même n’a pas toujours eu une vie heureuse. Il sait ce qu’est l’injustice, et il s’efforcera toujours de la combattre.

Que ferez-vous quand Bosch sera devenu trop vieux pour exercer?

C’est vrai qu’il ne rajeunit pas ! Bosch vieillit en même temps que la ville, et viendra bien un moment où ce sera un peu ridicule de le faire pourchasse­r des criminels. Si je sens que j’ai encore envie alors d’explorer le personnage, je ne m’interdirai pas de revenir sur sa jeunesse par exemple. J’aimerais raconter son adolescenc­e, son expérience du Vietnam, ses débuts dans la police. J’espère qu’à la fin de ma carrière je laisserai derrière moi un personnage complet, dont on aura pu suivre toutes les étapes de l’existence. Quatre ou cinq millions de mots sur un même homme, ce serait un bel accompliss­ement, non?

Propos recueillis par Julien Bisson Photos : Nancy Pastor/Polaris pour

 ??  ?? « Regardez cette ville sous nos yeux : dix millions d’habitants, et aucune histoire à raconter qui ne transpire pas la peur et le sang. »
« Regardez cette ville sous nos yeux : dix millions d’habitants, et aucune histoire à raconter qui ne transpire pas la peur et le sang. »
 ??  ?? « Je crois que l’écriture est un don qui peut vous quitter du jour au lendemain. »
« Je crois que l’écriture est un don qui peut vous quitter du jour au lendemain. »
 ??  ?? « J’en suis revenu à mes réflexes de journalist­e : écrire partout où vous vous trouvez. Mais je reconnais que mon bureau actuel me convient bien. »
« J’en suis revenu à mes réflexes de journalist­e : écrire partout où vous vous trouvez. Mais je reconnais que mon bureau actuel me convient bien. »
 ??  ?? « Bosch est un gardien, qui surveille et protège sa ville. C’est un costume que j’aime endosser. »
« Bosch est un gardien, qui surveille et protège sa ville. C’est un costume que j’aime endosser. »
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 ??  ?? Jusqu’à l’impensable (The Crossing), par Michael Connelly, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Robert Pépin,400 p., Calmann Lévy, 21,90 € En librairie le 5 avril.
Jusqu’à l’impensable (The Crossing), par Michael Connelly, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Robert Pépin,400 p., Calmann Lévy, 21,90 € En librairie le 5 avril.
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